Dans notre premier article consacré au « Traité d’amitié et de commerce entre la France et le Japon » dont 2018 commémore le 160ème anniversaire de la signature, nous vous avons essentiellement présenté pourquoi ce traité a été voulu et conclu par les deux pays ainsi que le contexte dans lequel il a été négocié puis signé.
Attachons-nous un peu plus au contenu de ce traité, ne serait-ce que pour un peu mieux comprendre pourquoi parle-t-on parfois de « traité Ansei », ou encore pourquoi a-t-il été considéré comme faisant partie des « traités inégaux »
 
Pour la première question, la réponse est en réalité fort simple. L’histoire du Japon est divisée en diverses époques, lesquelles comportent différentes ères. Les époques tirent en général leur nom du nom de la ville où réside le détenteur du pouvoir, ou plutôt des pouvoirs : militaires, politiques et économiques principalement. Nous ne pouvons ainsi pas parler de « capitale » dans le sens français du terme puisque, comme on le sait, le Japon n’a toujours connu qu’une seule dynastie de souverains, dont l’actuel empereur est toujours issu. En d’autres termes, une seule « famille » a toujours régné sur ce pays. Ce qui en fait la plus vielle dynastie du monde.
En revanche, à partir de l’époque de Kamakura qui débute en 1185, le pouvoir est « confié » à un chef militaire qui décide également de la politique et dirige l’économie du Japon : c’est le shōgun. Ainsi, si la capitale japonaise demeure la ville où vit l’Empereur, l’époque prend le nom de la ville où est installé le shogunat. D’où « l’époque de Nara » de 710 à 784 ou « l’époque de Heian », de 710 à 1184. Heian vient de Heiankyō, ancien nom de Kyōto. Jusque là, c’est l’empereur qui dirige le Japon. Mais à partir de 1185, les shoguns vont prendre le relais et dominer le pays, et ce, mises à part quelques exceptions, jusqu’à la veille de l’ère Meiji. C’est en effet en novembre 1867 que le dernier des shoguns, TOKUGAWA Yoshinobu, restitue l’intégralité de ses pouvoirs à l’empereur Mutsuhito. Lequel, l’année suivante, décidera d’une nouvelle ère pour le Japon qu’il baptisera ère Meiji.
 
Notons au passage que, depuis 1868, les termes de « époque » et de « ère » se confondent en français, il ne reste plus que le nom d’ère : ainsi parle-t-on en général de l’ère Meiji, puis de l’ère Taisho, de celle de Showa puis enfin de l’ère actuelle, Heisei. Alors qu’en japonais, on a conservé le mot de jidai qui correspond aux « époques ». On parle de Meiji jidai, Taishō jidai, etc…
 
D’autre part, nous avons évoqué plus haut quelques exceptions. En effet, il est arrivé qu’un shogunat soit tellement affaibli que l’empereur réussit à récupérer ses pouvoirs. Mais ceci ne dura que quelques mois. D’autre part, le Japon a connu un épisode plutôt étrange, au cours du 14ème siècle, durant laquelle deux cours se disputaient la suprématie. On pourrait parler de schisme, un peu comme celui qui déchira la papauté ( coïncidence amusante, celui-ci se produisit presque à la même époque ) et où une partie de l’Europe fut fidèle au pape de Rome, tandis que l’autre était fidèle au pape en Avignon. Au Japon, durant une seule et même période, il y eu une dynastie de 6 empereurs installés à Kyōto, tandis qu’une dynastie rivale de 4 empereurs avait pour capitale la ville de Yoshino, dans le département de Nara. Aujourd’hui, Yoshino est surtout connu par les touristes amateurs de sakura : on dit que quelque 30.000 cerisiers y sont plantés, et c’est vrai que le spectacle qu’ils offrent, quand ils sont tous en fleurs en même temps, est inoubliable.
D’autre part, il ne faut pas oublier que, contrairement à ce qu’on pense souvent, deux de ceux qu’on appellent « les trois grands unificateurs du Japon » ne furent pas des shoguns. ODA Nobunaga et TOYOTOMI Hideyoshi furent bien les réels dirigeants du Japon mais n’obtinrent jamais le titre de shogun. C’est aussi pourquoi différents noms sont donnés à des « époques » qui s’entremêlent, rendant parfois un peu ardue la compréhension de l’histoire japonaise : Muromachi jidai, Sengoku jidai, Azuchi Momoyama jidai… Bref, pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?
 
Mais revenons à notre Traité considéré comme faisant partie des « Traités d’Ansei ». Ansei est tout simplement le nom de l’ère durant laquelle furent signés les 5 traités dits « d’amitié et de commerce ». Très précisément, 1858 fut la 5ème année de l’ère Ansei. Et c’est donc cette année-la que furent signés ces traités, presque à marche forcée : le 29 juillet avec les États-Unis, le 18 août avec les Pays-Bas, le lendemain, 19 août, avec la Russie, une semaine plus tard, le 26 août avec le Royaume-Uni et enfin le 9 octobre avec la France !
 
Pour ce qui est de l’appellation de « traités inégaux », il faut comprendre tout simplement que ces traités, en incluant les autres traités signés à partir de 1854, sont considérés comme inégaux entre les pays signataires et systématiquement en faveur des pays occidentaux et en défaveur du Japon. Systématiquement pour une raison simple : c’est qu’ils se sont tous inspirés du premier traité signé, celui avec les États-Unis, en vertu d’une clause internationale que le Japon fut forcé d’observer, une clause dite « de la nation la plus favorisée ». Ainsi, tout ce qui était en faveur des Américains se retrouva dans les autres traités. Dont celui signé avec la France.
 
Ces principales inégalités peuvent être ainsi résumées :
– l’ouverture forcée de ports au commerce international, en plus du « traditionnel » port de Dejima à Nagasaki. Notamment ceux de Edo et Yokohama, qui furent relativement facilement accordés car ces deux villes étaient éloignées de la capitale impériale Kyōto. Ce qui n’était pas le cas de Kōbe, tout proche, qui embarrassa bien plus le shogunat néanmoins contraint d’accepter.
– le droit accordé aux citoyens de commercer librement dans ces ports ( sauf le commerce de l’opium, le souvenir de la Guerre de l’Opium étant encore trop vivace )
– l’extraterritorialité accordée aux étrangers, c’est-à-dire leur droit d’être jugés par leur pays et non pas par les lois japonaises en cas de crimes.
– des droits de douanes fixes et extrêmement faibles sur les importations et les exportations, qui privaient ainsi le Japon de réel contrôle sur ces échanges et de protection de ses entreprises artisanales ou de ses industries naissantes.
 
Nous n’entrerons pas ici dans une analyse poussée de ces mesures dites inégales. Car, par exemple, aussi inégale qu’elle puisse paraître, l’extraterritorialité fut plutôt bien admise par les Japonais qui redoutaient de devoir un jour juger des étrangers. Et devoir en subir d’éventuelles critiques ou conséquences plus fâcheuses si le jugement rendu, sur la base de lois japonaises, n’était pas du goût de ces étrangers ou aurait été différent selon leurs lois nationales. D’autre part, il est évident que toute l’économie du Japon fut largement influencée par le dernier point, celui des droits de douane. On peut facilement concevoir que des taux faibles ( pour certains produits, ils n’étaient que de 5% ) n’apportaient guère d’argent au gouvernement japonais par rapport aux bénéfices réalisés par les étrangers. D’un autre coté, ce fut aussi grâce à ces taux très bas que le commerce avec le Japon put s’intensifier, au point de l’inciter à abandonner l’aspect jusque-là artisanal d’une activité pour la développer grâce à une industrialisation qui permettait une production de masse. Comme ce fut le cas, par exemple, de la soie. Et donc des exportations bien plus importantes que si les taxes à l’export avaient été élevées. Comme quoi, il n’est pas si aisé de déterminer avec précision le degré d’inégalité de ces traités…
 
Quoi qu’il en soit, en conclusion, nous constaterons que, globalement, ces traités étaient effectivement en défaveur du Japon. La principale raison pour laquelle fut décidée l’ambassade dite « mission Iwakura » en Amérique et en Europe (1871 – 1873) fut la tentative de révision de ces traités inégaux. Elle fut un échec – du point de vue de la révision uniquement, car ses membres firent mille découvertes durant leur périple – mais le Japon ne renonça pas. Et c’est ainsi que, un peu plus de vingt ans plus tard, de nouveaux traités furent enfin signés avec tous les pays occidentaux avec lesquels le Japon avait établi des relations diplomatiques ( les 5 pays sus-cités plus l’Irlande, l’Italie, la Prusse et le Portugal ) et qui mirent fin, au moins officiellement, à ces traités dits inégaux ( à droite, le traité signé avec le Royaume-Uni en 1894 ).
Et donc, pour ce qui nous intéresse, nous Français, en particulier, c’est en 1896 que fut signé le traité appelé en japonais Nishifutsu tsūshō kōkai jōyaku et qu’on pourrait traduire littéralement par « traité franco japonais de commerce et de navigation » et qui mettait notamment fin au principe de l’extraterritorialité. Mais au-delà de cette mesure emblématique, ce traité, dont le signataire français fut  Gabriel HANOTAUX, Ministre des Affaires Etrangères (photo de gauche), commence par ces mots : « Le Président de la République Française et Sa Majesté l’Empereur du Japon, animés d’un égal désir de maintenir de bons rapports déjà heureusement établis entre eux en étendant et en augmentant les relations entre leurs États respectifs, et persuadés que ce but ne saurait être mieux atteint que par la révision des Traités jusqu’ici en vigueur entre les deux pays, ont résolu de procéder à cette révision sur les bases de l’équité et de l’intérêt mutuel… ». L’intention y est ainsi clairement exprimée : mettre fin à « l’inégalité ».
 
Ce nouveau traité, dont on ne parle peut-être que trop peu malgré son évidente importance dans les relations franco-japonaises, fut signé à Paris le 4 août 1896, et l’échange des ratifications eut lieu à Tokyo le 19 mars 1898. Un deuxième traité dont, manifestement, les autorités des deux pays n’ont pas convenu de célébrer, en cette année 2018, le 120ème anniversaire…
 
 
 
(C.Y.)