Après avoir consacré un article au jardin japonais de Claude MONET à Giverny, il était naturel d’aborder le japonisme chez le peintre des Nymphéas à travers sa collection d’estampes ou ukiyoe – l’une des rares à avoir été conservée dans sa quasi-intégralité parmi les artistes-collectionneurs de la seconde moitié du XIXe siècle.
 
Contrairement à d’autres amateurs, la collection de Claude MONET se limite aux gravures (231 pièces) et ne comprend pas d’objets d’art décoratif. Cet ensemble éclectique en termes d’artistes représentés (environ 36) privilégie cependant les trois maîtres que sont Hokusai, Hiroshige et Utamaro. Ces derniers représentent à eux seuls plus de la moitié de la collection : on compte quarante-huit estampes de Hiroshige, quarante-six d’Utamaro, et vingt-trois de Hokusai. Parmi les autres artistes présents, citons Kiyonaga, Harunobu, UTAGAWA Kuniyoshi et UTAGAWA Kunisada avec des paysages de la région d’Edo, Sharaku – artiste rare et recherché qui figure avec trois portraits d’acteurs –, Eishi et Toyokuni, ou encore Eiri et Eishō, élèves d’Eishi moins connus par les amateurs de l’époque (à gauche, HOSODA  Eishō, « Portrait en buste de Kokin », gravure sur bois en couleurs, 1796, à droite, TŌSHŪSAI Sharaku, « Ichikawa Omezō dans le rôle du Yakko Ippei », gravure sur bois en couleurs, 1794).
 
La préférence de MONET va aux paysages, aux animaux, aux scènes de la vie quotidienne, et à la représentation des Occidentaux par les Japonais – thème pourtant peu prisé à l’époque en Europe. Contre toute attente, les estampes de type kachōe (fleurs et oiseaux) ne sont pas si bien représentées dans la collection de MONET, de même que les portraits d’acteurs que se disputent alors de nombreux amateurs d’ukiyoe.
 
Il existe plusieurs versions quant à la découverte de l’estampe japonaise par MONET.  Son ami et biographe Gustave GEFFROY la date de son séjour à Zaandam en Hollande en 1871 : « C’est de Hollande que Monet a rapporté la plupart de ces merveilles, les premières trouvées, comme il l’a raconté, chez quelque épicier de village où elles étaient venues avec les denrées des îles et des possessions d’outre-mer ». Deux ans avant sa mort, désirant sans doute s’afficher comme un précurseur, MONET affirme à Marc ELDER avoir acheté sa première estampe au Havre en 1856, à l’âge de seize ans – ce qui semble peu probable, les estampes étant relativement rares sur le marché français avant la signature du premier traité commercial avec le Japon le 9 octobre 1858.
 
Les témoignages écrits de MONET attestent qu’il se rend régulièrement à des expositions d’art japonais, comme la rétrospective organisée par Louis GONSE en 1883 à la galerie Georges Petit (comprenant plus de trois mille pièces, dont des estampes provenant de collections privées parisiennes), ou encore aux expositions monographiques consacrées à Utamaro et Hiroshige à la galerie Durand-Ruel en 1893, à propos de laquelle il s’enthousiasme : « Admirable, l’exposition japonaise. Hiroshige est un impressionniste merveilleux. Moi, Monet et Rodin en sommes enthousiasmés (..) ces artistes japonais me confirment dans notre Parti pris visuel ». Si aucun document ne l’indique, il est possible qu’il ait acquis un certain nombre d’estampes au cours de ces évènements, qui étaient l’occasion pour les amateurs d’enrichir leur collection (à droite, UTAGAWA Hiroshige, « Vue nocturne de la rue Sarukawa », série « Cent vues célèbres d’Edo », gravure sur bois en couleurs).
 
A Paris, MONET s’était lié d’amitié avec le marchand HAYASHI Tadamasa et l’homme d’affaire MATSUKATA Kōjirō, qu’il recevait régulièrement dans sa propriété de Giverny pour dialoguer d’art japonais. Arrivé en France plus tardivement que HAYASHI, en 1920, MATSUKATA s’intéresse rapidement aux impressionnistes et en particulier à MONET auquel il achète vingt-cinq toiles. Familier de Giverny, il est photographié sur le pont japonais du jardin d’eau aux côtés de MONET et de sa nièce Furoki.
 
 
Estampes et japonisme dans l’œuvre de MONET
 
L’avis des historiens d’art diffère quant à savoir si l’œuvre de MONET a réellement subi une influence japonaise, ou s’il a simplement trouvé dans l’estampe la confirmation de ses propres recherches picturales.
 
Notons que selon son ami Octave MIRBEAU : « Monet ne fit jamais de japonisme ». En effet, à l’inverse de certains peintres (VAN GOGH par exemple) MONET ne pasticha jamais les ukiyoe. « La Japonaise » (1875) sera d’ailleurs son unique toile où le Japon apparaît sous l’angle de l’exotisme et du pittoresque : il y dépeint sa femme, Camille, posant en kimono sur un fond d’éventails (que MONET collectionne depuis 1871). Il est probable que cette œuvre, mal accueillie par la critique, ait avant tout été un prétexte à l’étude des effets de matière et de couleurs qu’offrent la superposition de ces objets (à gauche,  Claude MONET, « Madame Monet en costume japonais » ou « La Japonaise », huile sur toile, 1875).
 
En dehors de cette toile, les emprunts de MONET à l’art japonais apparaissent manière diffuse dans l’ensemble de son œuvre. Certains critiques perçoivent très tôt l’influence de l’estampe sur son travail, tel Armand SYLVESTRE en 1873 : « Il aime, sur une eau légèrement remuée, à juxtaposer les effets multicolores du soleil couchant […]. Cet effet d’une véracité absolue et qui a pu être emprunté aux images japonaises, charme si fort la jeune école qu’elle y revient tout à propos. ». (Recueil d’estampes, 1873). Il est vrai que la définition même de l’ukiyoe, « images du monde flottant », s’applique parfaitement au programme pictural des impressionnistes, qui consiste à saisir sur le vif l’environnement immédiat.
 
Il est possible que les fameuses séries de MONET, consistant en la répétition d’une même vue à différents stades de la journée ou différentes saisons, lui aient été inspirées par les estampes japonaises. Comme nombre des amateurs de l’époque, le peintre avait connaissance des « Trente-six vues du mont Fuji » de Hokusai, qui ont dû être une référence pour les différentes vues du Mont Kolsaas (à gauche, Claude MONET, « Le Mont Kolsaas en Norvège », huile sur toile, 1895, musée Marmottan-Monet, et à droite, Claude MONET, « Le Mont Kolsaas en Norvège », huile sur toile, 1895, Paris, musée d’Orsay), à propos desquelles il écrivait : « J’ai là un motif délicieux, des petites îles au ras de l’eau, toutes couvertes de neige et au fond une montagne. On dirait le Japon, ce qui est du reste fréquent en ce pays. J’ai en train une vue de Sandviken qui ressemble à un village japonais, puis je fais une montagne que l’on voit partout ici et qui me fait songer au Fuji-Yama ». MONET applique ce même principe au motif des Meules (à gauche, Claude MONET, Série des « Meules, fin de l’été », 1890-1891), des Peupliers, de la façade de la Cathédrale de Rouen ou encore du « pont japonais » de son jardin de Giverny.
 
Outre le principe des séries, la découverte de l’ukiyoe amena MONET à revoir ses mises en page, oser les perspectives audacieuses, simplifier ses motifs, user de couleurs franches et contrastées, et à se limiter à une palette restreinte (voir ci-dessous, dans les images supplémentaires, « Pyramides de Port-Coton » en 1886, dont la composition rappelle les « Rochers de Bōnoura » de Hiroshige. MONET a réalisé six versions de cette vue lors de son séjour à Belle-Île).
 
Partageant avec les artistes japonais un goût pour l’observation et la représentation de la nature, MONET adopte cependant une démarche plus radicale, l’évolution de son travail le conduisant à une suppression progressive de la figure humaine ou des détails anecdotiques de ses compositions, jusqu’à parvenir à un dépouillement dans le paysage qui le rapproche de l’abstraction. C’est ainsi qu’à partir de 1900, il se consacre presque entièrement au motif des nymphéas, jusqu’au projet du cycle de dix-neuf panneaux dont il fera don à l’Etat au lendemain de l’armistice, et qui prendront finalement place au sein du musée de l’Orangerie.
 
 

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Après la mort du peintre le 3 février 1966, la collection d’estampes de MONET est léguée par son fils à l’Académie des Beaux-Arts. A partir de 1977, une vaste campagne est menée par Gérald VAN DER KAMP – nouveau conservateur de la maison de Giverny – pour restaurer les jardins, l’édifice et le fonds de gravures japonaises. Tandis que les œuvres signées par MONET ont été dispersées au sein de plusieurs institutions publiques (musée Marmottan-Monet, musée d’Orsay et musée de l’Orangerie à Paris entre autres) et privées, les estampes ukiyoe sont ainsi toutes réunies à Giverny. L’accrochage dense respecte le choix de MONET de son vivant (à gauche, Claude MONET dans sa salle à manger à Giverny, photographie, vers 1915, et à droite, Salle à manger de la maison de Claude MONET à Giverny), du moins pour la salle à manger et le salon bleu dont des photographies ont été conservées. Le reste de la maison (l’entrée, l’épicerie, le salon bleu, le vestibule, les chambres) a été aménagé plus arbitrairement. Seules pièces où les estampes sont absentes : la cuisine (pour des raisons évidentes de conservation), la chambre à coucher de Monet (où est rassemblée la collection d’œuvres de ses amis impressionnistes) et son salon-atelier (où il exposait son propre travail).
 
 
Bibliographie
AITKEN Geneviève, DELAFOND Marianne, « La collection d’estampes japonaises de Claude Monet, Giverny », Maison de Monet, 1983.
« Monet collectionneur » (catalogue d’exposition, Paris, musée Marmottan-Monet, 14 septembre 2017 – 14 janvier 2018), Vanves : Hazan, Paris : Musée Marmottan Monet, 2017.
 
 
 

Images supplémentaires

 
 

YŌSHŪ Chikanobu, « Les pêcheuses d’Awabi
plongeant dans la mer de la province de Sagami »,
gravure sur bois en couleurs

 
 

UTAGAWA Yoshitora, « Un dimanche avec des étrangers de cinq pays »,
gravure sur bois en couleurs, vers 1870

 
 

KATSUSHIKA Hokusai, « Kajikazawa dans la province de Kai »,
série « Les trente-six vues du Mont Fuji », gravure sur bois en couleurs

 
 

UTAGAWA Hiroshige, « Rochers de Bōnoura »,
gravure sur bois en couleurs, 1856

 
 

  Claude MONET, « Pyramides de Port-Coton, mer sauvage »,
huile sur toile, 1886, Moscou, Musée Pouchkine

 
 

Claude MONET, « Nymphéas »,
huile sur toile, 1920

 
 

Claude MONET, « Les deux saules », huile sur toile,
quatre panneaux, v. 1925, Paris, Musée de l’Orangerie

 

 
 
(A.S.)
 
 
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