NAGASAKI Shigeki, plus connu sous le nom de HAYASHI Tadamasa, fut avec Siegfried BING l’un des plus éminents marchands d’art japonais à Paris durant la seconde moitié du XIXe siècle.
 
Né le 7 novembre 1853 à Takaoka (province de Toyama), HAYASHI est issu d’une famille de spécialistes de la médecine occidentale. Il grandit dans un milieu intellectuel et progressiste, à une époque où le Japon se montrait hostile à toute influence étrangère. Pour lui offrir toutes les chances de pouvoir un jour quitter l’archipel et découvrir le reste du monde, son père le fit adopter en 1870 par son neveu HAYASHI, haut fonctionnaire du gouvernement partageant l’idéal d’ouverture de la famille NAGASAKI. C’est à cette époque que Shigeki prit le nom de HAYASHI Tadamasa, et partit s’installer à Tōkyō pour ses études. Une dizaine d’années s’étaient alors écoulées depuis la signature des premiers accords officiels entre le Japon et les pays étrangers, et cet intervalle avait suffi à faire de la capitale japonaise une ville moderne et occidentalisée. HAYASHI étudia pendant un an à l’école Tatsuridō auprès de MURAKAMI Hidetoshi, premier professeur de français de nationalité japonaise, puis il suivit sept années de cours de langue et civilisation française à la Daigaku Nankō (image de gauche: Albert BARTHOLOMÉ, masque en bronze de Hayashi Tadamasa, 1892, Paris, Musée d’Orsay).
 
A la fin de l’année 1877, il dut mettre un terme à ses études afin de saisir une offre d’emploi en tant qu’interprète à l’Exposition universelle de Paris. Il fut recruté par la Kiritsu Kōshō Gaisha, société fondée en 1873, pionnière dans l’exportation d’objets d’art décoratif en Occident. Lorsqu’il arriva à Paris au début de l’année 1878 après un long voyage en mer, HAYASHI fut littéralement émerveillé. Au cours des quelques mois passés à travailler sur l’Exposition universelle, il apprit beaucoup sur l’art et l’industrie des différents pays, prêta une attention particulière aux critiques émises sur la section japonaise, et en tirera parti quelques années plus tard lorsqu’il deviendra membre du jury ou sera chargé d’organiser lui-même des expositions.
 
Sa mission achevée, HAYASHI était bien déterminé à rester en France malgré les difficultés financières. Il enchaîna ainsi plusieurs boulots de traducteur et interprète, dont une mission au service de la délégation de la police japonaise qui le conduisit à travers l’Europe durant plusieurs mois. En 1880, il se vit enfin proposer un nouveau poste par la Kiritsu Kōshō Gaisha : durant deux ans environ, il se forma aux ficelles du métier de commerçant et rencontra la plupart de ses futurs clients. Il démissionna en 1882, alors que la société entrait en récession, dans l’espoir de trouver un nouvel emploi qui lui permettrait de mieux valoriser l’art japonais en France.
 
HAYASHI (photo de droite et extrait en couverture) était conscient des difficultés rencontrées par les artisans japonais depuis la Restauration de Meiji, privés désormais de la protection des seigneurs féodaux. Encouragé par l’homme politique ITŌ Hirofumi, il entreprit ainsi de rédiger une lettre au gouvernement, brillant plaidoyer en faveur de l’artisanat national. Prenant pour exemple les structures qui existaient en Occident, il proposait aux autorités d’instaurer un système de protection qui rendrait les artisans moins dépendants des entreprises d’exportation, et leur permettrait à nouveau de produire des objets ayant la qualité d’antan. Huit ans plus tard, le système japonais de protection des artistes sera instauré.
 
L’année 1883 représente un tournant dans la carrière de HAYASHI. Il fut tout d’abord invité à prendre part à l’importante Exposition rétrospective de l’art japonais, organisée à la Galerie Georges Petit par Louis GONSE, historien d’art et critique. S’étant lié d’amitié avec ce dernier, il s’impliqua dans les recherches et traductions préalables à la rédaction de L’Art japonais, ouvrage publié par GONSE en octobre 1883. Fort de ces diverses expériences, il estima qu’il était temps pour lui de monter sa propre affaire. C’est ainsi qu’il s’associa à WAKAI Kanesaburō, son ancien directeur à la Kiritsu Kōshō Gaisha, et fonda la Société Wakai-Hayashi basée au 7 rue d’Hauteville à Paris. Leur collaboration durera jusqu’au départ en retraite de WAKAI en 1889.
 
Raymond KOECHLIN, ami de HAYASHI, raconte ses débuts en tant que marchand de la manière suivante : « Wakai, témoin des succès de son commis, l’avait bientôt associé à son commerce, mais une crise s’était produite dans la vie du vieil expert et Hayashi devint enfin son propre maître. Il profita de son séjour dans son pays pour faire une ample provision de chefs-d’œuvre. Wakai lui avait cédé bien des merveilles ; Hayashi en acquit encore davantage et au cours d’expéditions dans les districts les plus lointains, il sut découvrir et s’approprier des trésors, dont souvent les propriétaires, tout entiers à la réaction en faveur du goût européen qui prévalait alors, se rappelaient mal la valeur. Il racontait volontiers plus tard, avoir ramassé dans des hangars, au milieu de bois à brûler, de vénérables statues que des bonzes ignorants avaient négligées et peut-être expulsées de leurs temples ; les grands seigneurs aussi n’hésitaient pas parfois à lui céder certains de leurs souvenirs de famille, contraints à s’en défaire par les ruines qu’avait amenées la révolution, sans compter les occasions qui s’offraient naturellement à un œil exercé, après les bouleversements et les pillages de dix ans de la plus atroce guerre civile. » (Raymond KOECHLIN, « Tadasama Hayashi », Bulletin de la Société franco-japonaise de Paris, n°5, décembre 1906)
 
Dès 1885, HAYASHI (photo de gauche) installa son domicile et sa boutique au 65 rue de la Victoire à Paris, non loin de son confrère Siegfried BING. Il l’agrandit progressivement, en louant les locaux adjacents, et l’aménage avec goût. Le magasin de HAYASHI devint réputé non seulement pour la qualité des objets présentés – en particulier des estampes – mais aussi pour ses méthodes de vente particulières dont témoigne Raymond KOECHLIN : « Amateur passionné, lui aussi, il aimait que ses clients admirassent comme lui ce qui lui paraissait digne de l’être ; il lui répugnait de faire tomber une belle pièce entre des mains incapables de la toucher avec le respect qui lui était dû, de la livrer à un snob qui n’en faisait qu’une affaire de vanité. De là certaine préférence pour quelques-uns qui n’étaient pas toujours les plus riches, certaines cachotteries pour d’autres et ce système de cloisons étanches établies dans son nouvel appartement de la rue de la Victoire, où deux amateurs ne se rencontraient jamais et où ils les établissaient isolément devant les objets qu’il jugeait faits pour eux. »1. Ce procédé favorisant les échanges confidentiels contrastait avec l’organisation de la boutique de Siegfried BING, chez qui les clients allaient et venaient à leur grès au sein d’un large espace ouvert. En cette fin du XIXe siècle, HAYASHI et BING s’étaient ainsi imposés comme les spécialistes incontestés de l’art japonais. Naturellement, une certaine rivalité s’était mise en place entre les deux hommes, qui partageaient la même clientèle. L’un comme l’autre se vouaient cependant un respect mutuel, et c’est à BING que HAYASHI fera appel lorsqu’il liquidera ses affaires une vingtaine d’années plus tard.
 
La carrière de HAYASHI ne se limitait cependant pas à son métier de marchand. Tout en tenant sa boutique, il collaborait à des revues et donnait des conférences, était invité à se charger du commissariat de diverses expositions, dont l’Exposition internationale de Chicago en 1893 (photo de gauche, HAYASHI Tadamasa (à droite) accompagné d’artistes japonais à Chicago en 1893), endossait à la demande le rôle d’expert ou de traducteur pour ses amis japonisants (il assista notamment Edmond de GONCOURT lors de la rédaction de ses deux monographies sur Utamaro et Hokusai), multipliait les séjours à l’étranger pour y promouvoir l’art japonais, retournait régulièrement sur ses terres natales pour s’impliquer dans la vie artistique (y défendant entre autres l’apprentissage de la peinture de style occidentale), et conseillait les artistes japonais installés en France.
 
A la fin des années 1890, HAYASHI se retrouva néanmoins confronté à des difficultés financières, en partie liées à la flambée des prix des objets d’art au Japon. Au moment où le japonisme entamait son déclin, les marchands étaient forcés de se renouveler ; tandis que BING orienta son commerce vers l’Art nouveau, HAYASHI prit un virage inattendu et décida d’investir dans les affaires pétrolières en Russie – activité qu’il cessa cependant au bout de quelques mois.
 
Dans le même temps, l’Exposition universelle de 1900 approchait, et HAYASHI y vit la possibilité d’y écouler les stocks de sa boutique parisienne. Il ne s’attendait pas à ce que l’ambassadeur du Japon à Paris l’invertisse d’une toute autre mission : assumer le commissariat général de l’Exposition pour son pays. Dès qu’il reçut sa nomination officielle en mars 1898, il confia ses affaires à ses deux frères venus le rejoindre à Paris pour s’adonner pleinement à sa mission, qu’il mena bénévolement durant trois ans (à gauche,  Le Pavillon japonais à l’Exposition universelle de Paris en 1900).
 
Pour cette exposition, l’objectif de HAYASHI était de livrer à l’Occident une autre image du Japon, plus authentique que celle dispensée jusqu’alors par les objets de pacotille garnissant les étals des boutiques parisiennes. Il jugeait désormais les amateurs aptes à comprendre la beauté de l’art ancien et sacré. Afin de mener cet objectif à bien, il prit des mesures inédites : il sélectionna les membres du jury d’admission parmi des artistes et journalistes, et fit diviser les œuvres sélectionnées en deux sections – Beaux-Arts et Arts décoratifs – afin de se conformer aux normes des autres pays participants. Ses décisions furent vivement critiquées par la presse japonaise, mais HAYASHI était sûr de ses choix et il les défendit courageusement.
 
Le 5 mai 1900 se tint enfin la cérémonie d’ouverture du pavillon japonais au Trocadéro, réunissant 6 000 visiteurs du monde entier. Ces derniers purent découvrir une nouvelle facette de l’art japonais, notamment les arts décoratifs des différentes régions de l’archipel, ainsi que l’école occidentale contemporaine que HAYASHI défendait toujours aussi vivement. Mais le point culminant du parcours était sans nul doute l’Exposition rétrospective de l’art japonais, réunissant huit cents œuvres d’art ancien. Elle se tenait dans le « Palais japonais », édifice majestueux construit spécialement à cette intention, inspiré du Kondō du fameux temple Hōryūji à Nara (photo de gauche, Le Pavillon japonais à l’Exposition universelle de Paris en 1900, photo de droite, carte postale de l’Exposition universelle de Paris en 1900). Malgré les obstacles, HAYASHI était parvenu à emprunter des objets issus du fonds impérial, à braver l’opposition des prêtres pour faire sortir des trésors nationaux des temples, et enfin à convaincre les grandes familles de lui prêter une partie de leurs collections. Il travailla également durant tout ce temps à la rédaction d’un catalogue en complément de l’exposition : Histoire de l’art du Japon, ouvrage volumineux de 280 pages retraçant la création japonaise des origines à l’époque contemporaine. En révélant pour la première fois au public occidental cet art traditionnel dont il leur avait tant parlé, HAYASHI fut récompensé par un éloge unanime, lui assurant une renommée internationale et la croix de commandeur de la Légion d’Honneur.
 
« Les chefs-d’œuvre de l’art japonais sont autres que nous ne pensions. Ils sont au Japon, non en Europe. Remercions M. Hayashi d’en avoir ramené un certain nombre pour notre joie et notre enseignement. […] On n’y voit guère les maîtres en qui nous résumions le Japon, artisans de Tokugawa, estampiers de l’ukiyo-e : point d’Hokousaï, d’Outamaro, de Kiyonaga, de Harunobu… Mais, en revanche, les écoles aristocratiques si peu connues parmi nous, les maîtres Tosa et Kano… et les primitifs plus merveilleux encore ; à côté d’eux, les sculpteurs bouddhistes, les maîtres de laques, de fer et de bois des époques Foujiwara et Kamakoura, et Koyestu et Ritsuo (à gauche, boîtes en laque, à droite, gardes de sabre,  extraits du catalogue « Histoire de l’art du Japon », ouvrage publié par la commission impériale du Japon à l’exposition universelle de Paris, 1900). C’est donc une idée plus haute et plus grande de cet art exquis, et non seulement plus précise – je dirai plus, un souvenir de beauté universelle et non seulement japonaise – que nous emporterons de ce pavillon où dorment treize siècles d’histoire, où depuis ses origines les rêves de tout un peuple sont réunis. » (Emile HOVELAQUE, « Les arts à l’Exposition universelle de 1900. L’exposition rétrospective du Japon, in Gazette des beaux-arts, octobre 1900)
 
Cet événement marqua à la fois le point culminant et le déclin de la carrière de HAYASHI. A la suite de la clôture de l’Exposition, il choisit de rentrer au Japon pour prendre du repos et se consacrer enfin à sa famille – son épouse Satoko et ses deux fils. La mort de son jeune frère HAGIWARA Masatomo en décembre 1901 le résolut à cesser totalement ses activités commerciales, et à se séparer de la quasi intégralité de sa collection – excepté les œuvres d’art occidentales. Plusieurs ventes aux enchères furent nécessaires pour écouler ce fonds : elles se tinrent à la galerie Durand-Ruel et à l’hôtel Drouot au cours de l’année 1902, et réunirent de nombreux amateurs d’art japonais attirés par le prestige de son ancien propriétaire (à gauche,  Bouteille Kyomizu, grès à couverte, Japon, à droite, Pot à eau mizusashi, grès à couverte, Japon (Seto), toutes deux  du XVIIe siècle, Paris, Musée des arts décoratifs, don Hayashi 1903). Décidé à quitter définitivement la France après vingt-sept années passées à Paris, HAYASHI fit réunir une dernière fois tous ses amis le 24 février 1905 au Café Cardinal pour un dîner d’adieu. Deux mois après son retour au Japon, il tomba malade. Sa santé déclina rapidement et il s’éteignit le 10 avril 1906 à l’âge de 52 ans.
 
Si un hommage unanime lui fut rendu en France, sa mort fut suivie au Japon de vives critiques, HAYASHI étant accusé d’avoir dépouillé l’archipel de son patrimoine, et notamment de ses collections d’ukiyoe. C’était oublier qu’il fut l’un des premiers japonais à reconnaître la valeur de ces estampes, jusqu’ici relativement mésestimées dans son pays, et qu’il tenta à plusieurs reprises de les réhabiliter comme de véritables œuvres d’art. Lorsque la prise de conscience s’opéra, au début du XXe siècle, il était déjà trop tard : le prix des ukiyoe avait flambé, et les japonais furent contraints de les racheter au prix fort. Son rôle est aujourd’hui réhabilité : il est désormais reconnu par les japonais comme l’un des plus importants promoteurs de leur art et artisanat à l’étranger dans la seconde moitié du XIXe siècle, et celui qui contribua à renforcer les liens entre ses terres natales – le Japon – et son pays de cœur – la France.
 
 
Bibliographie
Histoire de l’art du Japon : ouvrage publié par la commission impériale du Japon à l’exposition universelle de Paris, 1900, Paris, M. de Brunoff, 1900 (disponible en ligne sur Gallica ).
KOECHLIN Raymond, « Tadamasa Hayashi », Bulletin de la Société franco-japonaise de Paris, n°5, décembre 1906.
KOYAMA-RICHARD Brigitte, Japon rêvé : Edmond de Goncourt et Hayashi Tadamasa, Paris, Hermann, 2001.
 
 
 
(A.S.)
 
 
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