En 2018, sera donc commémoré le 160ème anniversaire de la signature du tout premier traité de l’Histoire entre la France et le Japon. Ou autrement dit, le 160ème anniversaire du début des relations diplomatiques officielles entre ces deux pays.
Mais que sait-on exactement de ce traité, et surtout des raisons qui poussèrent les deux pays à le signer, des conditions dans lesquelles il fut négocié, de l’environnement global dans lequel les signataires de la France et du Japon de l’époque décidèrent d’apposer leur signature au nom de leur état respectif ?
 
La vérité qu’il nous faut bien constater et admettre est celle-ci : même si aujourd’hui, à l’heure des grandes commémorations, nos deux pays se réjouissent – avec raison – de cette incomparable et très riche relation qui s’est instaurée il y a 160 ans, au départ, ni la France ni le Japon n’avaient réellement envie d’un tel traité.
Le point de vue du Japon est simple à comprendre : cela fait 5 ans que le Commodore PERRY est arrivé en vue des côtes japonaises à bord de ses « bateaux noirs ». Moins de 6 mois plus tard, la Convention de Kanagawa signait non seulement l’ouverture du pays aux États-Unis mais aussi la fin d’une politique de repli sur lui-même, vieille de presque 250 ans, qui lui avait assuré une grande tranquillité et une réelle protection face aux pays étrangers ainsi qu’une grande stabilité intérieure, propice au développement du commerce, de la culture, des arts. Et l’on connaît, à ce titre, la très grande richesse de la période d’Edo dans ces domaines. Et en 4 ans, le Japon avait dû accepter de signer un traité similaire avec le Royaume-Uni, puis de signer de nouveaux traités incluant cette fois un volet commercial avec les États-Unis, le Royaume-Uni mais aussi l’Empire de Russie et le Royaume des Pays-Bas. Et voilà qu’à son tour, la France arrivait et réclamait un traité comme un dû…
 
Et, chose qu’on ignore souvent, la France, de son coté, n’était pas animée non plus de la plus grande motivation pour signer un traité avec le Japon. De façon générale, elle ne considérait pas du tout cela comme une priorité, occupée qu’elle était, aussi bien en matière de politique intérieure qu’au niveau de ses relations internationales, dont l’un des principaux sujets d’attention était sa présence en Asie du Sud-Est et en Chine. Certes, quelques tentatives pour nouer des relations avec le Japon avaient été envisagées dans le passé, mais elles s’étaient toutes soldées par des échecs. Et si, en 1858, la France a décidé d’envoyer un ambassadeur au Japon pour signer ce fameux traité, la raison réelle était bien moins un intérêt pour ce lointain pays que sa volonté d’être considérée comme l’égale des États-Unis et surtout de l’Angleterre. Il faut se souvenir qu’à cette époque, la France et son voisin d’Outre-Manche entretenaient des relations de plus en plus amicales et complices : c’est l’époque dite de « l’Entente cordiale », fondement d’une diplomatie qui a débuté sous la Monarchie de Juillet et qui sera confirmée sous la IIIème République au début du XXème siècle. Mais cette « Entente cordiale » n’empêche pas la concurrence et même une certaine rivalité, notamment pour ce qui concerne la place de chacun en terme de grand pays colonisateur dans le monde. Et pour la France de 1858, sa préoccupation était simple : elle ne pouvait tolérer que le Royaume-Uni ait signé un traité avec le Japon et pas elle.
 
C’est ainsi que, à l’automne 1858, le baron Jean-Baptiste Louis GROS (photo de gauche), diplomate en poste en Chine depuis un an, reçoit l’ordre du Ministère des Affaires Étrangères de négocier avec le Japon un traité équivalent à celui du Royaume-Uni. En réalité, cela fait déjà quelques années que ce Ministère surveille ce pays et les agissements de ses Alliés dans cette lointaine contrée. Mais ce n’est qu’en 1858 qu’il prend sa décision d’agir. Or le diplomate ne voit pas la chose d’un très bon œil, la France ne lui mettant pas, selon lui, les moyens nécessaires à disposition. Il ne dispose que de trois navires, dont un seul militaire et vraiment en état. Comment convaincre (et effrayer suffisamment) le Japon avec cela que la France est une grande puissance maritime ? D’autre part, il ne dispose que de très peu de cadeaux qu’il pourra offrir aux autorités japonaises. Or il le sait, en Asie – comme ailleurs – les cadeaux sont essentiels pour les négociations et suggérer la richesse d’un pays. Il en fait part à son autorité de tutelle, laquelle insiste sans toutefois lui en proposer plus. C’est dans ces conditions que, parti de Chine, le baron GROS arrive le 13 septembre à Shimoda. Il y est reçu par des émissaires su gouvernement japonais qui commencent par mettre autant de mauvaise grâce que possible pour lui permettre d’accomplir sa mission. Ils commencent par évoquer une maladie de l’Empereur japonais (par « Empereur », il faut comprendre le « Taïcoun », donc le « shôgun »). Alors qu’en réalité, celui-ci vient de décéder, ce que le baron GROS n’ignore pas, prévenu par les Américains à qui il a rendu visite dès son arrivée à Shimoda. Les Japonais mettront quelques jours pour reconnaître le décès de leur Empereur et essaieront de faire de l’inévitable période de deuil (près de 40 jours!) un argument pour éviter les négociations. Mais le baron GROS ne l’entend pas de cette oreille : nous sommes en effet en automne, et la période des typhons approche. Repousser de tant de jours les négociations pourraient les compromettre pour longtemps (eh oui, la météo peut parfois changer le destin d’un pays…!). Même s’il s’associe entièrement à la tristesse des Japonais, le baron GROS répond que ce deuil « d’une personne » ne peut en aucun cas influer sur l’importance de la signature d’un traité unissant deux pays, bien au-delà des personnes qui les représentent, fussent-elles du plus haut niveau. Et il insiste pour se rendre à Edo dès que possible. Les Japonais demandent alors qu’en raison de ce deuil, il accepte de se rendre à Kanagawa. Ce que le baron refuse également : il tient à être traité avec les mêmes égards – et donc avec la même importance – que ses prédécesseurs américains ou britanniques qui ont été reçus à Edo (puisque c’est là qu’est installée la capitale politique du pays). Les Japonais trouvent alors un autre argument pour tenter de déstabiliser le diplomate français : une épidémie de choléra ferait actuellement 4 à 500 morts par jour à Edo, il serait donc imprudent de s’y rendre. Argument que le baron GROS, qui n’y croit pas un seul instant, réfute en répliquant qu’il ne craint pas cette maladie. Les Japonais tentent encore quelques manœuvres de diversion, mais de guerre lasse, ils acceptent finalement que le baron GROS vienne à Edo. Et c’est finalement le dimanche 26 septembre qu’il y débarque avec ses collaborateurs. Et dès le lendemain, le 27 septembre, s’ouvrent officiellement les conférences durant lesquelles seront négociés les termes du Traité. Et, chose surprenante, celles-ci ne dureront que… 6 jours ! Il y eut bien quelques discussions un peu âpres entre les deux parties sur des points de détail, mais l’essentiel était fait : le Traité entre la France et le Japon reprendrait quasiment mot pour mot celui signé avec les Anglais, lequel était aussi la copie quasi conforme du traité signé avec les Hollandais. Sur les 6 jours, il fut même plus question de forme que de fond. Et dès le 2 octobre au soir, tous les articles du Traité furent validés. Il ne fallait plus qu’attendre la rédaction de ce Traité en trois langues – français, japonais et hollandais – en deux exemplaires chacun. Et c’est ainsi que le Traité dit « de paix, d’amitié et de commerce entre la France et le Japon » fut signé le 9 octobre 1858 (illustration de droite).
 
 
Que penser alors de ce Traité, que les deux pays ont donc signé comme un peu contraint et forcé par la conjoncture et non par réelle envie réciproque ? Comment ne pas se demander si ce Traité n’a pas été un peu bâclé en même pas une semaine ?
C’est vrai que les apparences ne sont pas en faveur d’un pacte de grande importance pour les relations franco-japonaises. Mais comme bien des apparences, elles sont trompeuses : de la façon dont il a été négocié et au regard des conséquences qu’il a autorisées, ce Traité est véritablement un acte politique et diplomatique de tout premier plan pour la France comme pour le Japon.
Pour ce qui concerne la façon dont il fut négocié, il faut savoir que, même si elle ne pouvait faire autrement, le baron GROS insista très lourdement sur un point dont il fit l’un de ses arguments principaux : la France venait en amie. A l’inverse des États-Unis ou de l’Angleterre qui avaient joué à fond la carte de la peur des Japonais en arguant une possible guerre s’ils n’acceptaient pas d’ouvrir enfin leur pays, la France s’était présentée en amie, en aucune façon animée de sentiments belliqueux. Tout en faisant diplomatiquement comprendre qu’elle aurait malgré tout des moyens plus contraignants si elle-même était contrainte de les utiliser. Comme l’a écrit le baron GROS lui-même dans un courrier adressé à son supérieur et daté du 6 octobre : « J’ai ajouté que cette mission était toute pacifique et bienveillante ; que la France n’avait rien à reprocher au Japon ». Comme il note, un peu plus loin : « Nul doute pour moi que sans le retentissement des affaires de Canton et de Takou qui ont prouvé aux Japonais qu’on n’insultait pas la France impunément, (…)» : le baron GROS a pu très habilement manœuvrer en soufflant le chaud et le froid (extraits de « Le premier traité de la France et du Japon », de Henri CORDIER).
 
Autre habileté de ce diplomate, cette fois pour compenser le manque de cadeaux: « (…) j’ai ajouté qu’offrir des présents avant d’avoir même entamé une première négociation aurait pu donner lieu à de fâcheux commentaires ; mais que, selon toute probabilité, au moment où l’échange des ratifications se ferait à Yedo, des preuves non équivoques de bonne amitié et de souvenir seront donnée au Taïcoun comme aux grands dignitaires qui ont signé le pacte d’alliance entre les deux Empires ». Et d’ajouter : « Depuis ce moment, une intimité réelle et cordiale s’est établie entre nous ; nos manières conviennent mieux aux Japonais que celles de nos Alliés (…) ».
Aujourd’hui encore, la France occupe une place particulière dans l’esprit des Japonais. Une place différente de celle des États-Unis, du Royaume-Uni et de la plupart des pays occidentaux qui, c’est selon, ont l’image de grandes puissances économiques, commerciales, financières ou autre militaires. L’image de la France au Japon, c’est aussi un peu cela, mais c’est avant tout la patrie des Droits de l’Homme, de notions telles que la liberté, d’amitié entre les peuples, d’humanisme, de philosophie, un pays qui se distingue surtout par sa Culture dans le sens le plus large du terme. On sait l’importance de la « première impression » que l’on dit chez nous être « souvent la bonne ». Eh bien, si l’on se fie à cette maxime, nul doute que la première impression que laissa le baron GROS aux Japonais fut d’une importance capitale pour la suite de toutes les relations entre la France et le Japon.
 
De manière plus pragmatique, on peut constater que ce Traité engendra de très rapides conséquences d’importance, notamment en encourageant la présence de citoyens français sur le sol japonais. C’est ainsi que, par exemple, un « privé », Paul BRUNAT, employé d’une société de négoce dans la soie, la société Hecht Lilienthal, put s’installer au Japon en toute légalité et y avoir une activité professionnelle dès 1866. On connaît la suite : nommé oyatoi-gaikokujin ou « conseiller-étranger » par le tout nouveau gouvernement Meiji lorsque celui-ci décida que la soie serait un des principaux domaines d’activités devant initier le développement économique et industriel de son pays, Paul BRUNAT fut le principal responsable de la création de la filature de Tomioka, aujourd’hui inscrite au Patrimoine mondial de l’UNESCO comme étant le symbole par excellence des débuts de l’industrialisation du Japon.
 
Bien d’autres exemples pourraient être cités (présence du Japon à l’Exposition Universelle de Paris en 1867, construction de l’Arsenal de Yokosuka, envoi de missions militaires, etc.), et cela ne fait aucun doute : commémorer le 160ème anniversaire de ce Traité est parfaitement justifié. Et aucun doute non plus que, si la plus « visible » et la plus importante de ces commémorations, au moins en terme de programmation, sera « Japonismes 2018, les âmes en résonance», initiée et conduite pas les deux gouvernements japonais et français, de multiples manifestations, festivals, salons, conventions, expositions ou autres conférences, bref, des centaines de « rencontres » franco-japonaises, organisées en régions par des organismes privés, auront également toutes les raisons de fêter cette amitié en 2018.
 
 
(C.Y.)