Il s’appelle Henri CORDIER.
Né en 1849 à la Nouvelle Orléans mais arrivé en France en 1852, Henri CORDIER est connu pour être, entre autres, un grand orientaliste et un sinologue de tout premier plan. Dès l’âge de 20 ans, il séjourna en Chine où il pu y parfaire sa connaissance de cette partie du monde. A tel point que, en 1881, Charles SCHEFER, un autre orientaliste de grand renom et administrateur de l’Ecole des Langues Orientale (l’INALCO d’aujourd’hui), fit créer au sein de cette école un cours d’histoire, de géographie et de législation d’Extrême-Orient qu’il confia à H. CORDIER. Mais si nous savons qu’il séjourna donc en Chine et notamment à Shanghai, nous n’avons trouvé aucun écrit faisant mention d’un éventuel séjour au Japon.
Alors, pourquoi dédier à cet homme un article dans ce site dédié au Japon de la période de Meiji ? C’est parce que Henri CORDIER, grand professeur, fut également un historien, un chercheur à la la rigueur scientifique et surtout un auteur très prolifique. De 1870 à 1925, année de sa mort, et donc pendant 55 ans, il ne cessa d’écrire et de publier livres, encyclopédies et articles. Nous pouvons le voir ici (à droite) en pleine activité, immortalisé en 1883 par Gustave CAILLEBOTTE. Le fait même que celui-ci ait peint H. CORDIER permet de comprendre le renom de ce dernier à son époque.
Deux mots au sujet de ce grand peintre dont le talent n’est peut-être pas suffisamment reconnu au regard de ses compatriotes que furent notamment les impressionnistes MONET, VAN GOGH et autre CEZANNE. Comme eux, comme DEGAS, MANET et bien d’autres, il fut lui aussi influencé par le courant du Japonisme. Wikipédia date cet intérêt aux années 1890, mais il semble que cela soit faux. Car si seules quelques unes de ses œuvres permettent de relier ce peintre au Japon, il semble s’être lui aussi constitué une importante collection d’estampes japonaises, il en aurait possédé environ 200. Et cet « Intérieur d’atelier au poêle » (à gauche) où l’on aperçoit, sur le mur à gauche du tableau, deux estampes japonaises, semble témoigner de l’attrait de CAILLEBOTTE pour le Japon bien plus tôt que ne le dit Wikipédia puisque ce tableau a été peint entre 1872 et 1873.
Mais revenons à H. CORDIER. Et si nous tenons ici à lui rendre un hommage particulier, c’est parce qu’il est l’auteur des pages décrivant peut-être le mieux le Traité de paix, d’amitié et de commerce dont nous commémorons, en 2018, le 160ème anniversaire, dans un recueil appelé « Le premier Traité de la France avec le Japon (Yedo, le 9 octobre 1858) ».
En complément des écrits du baron de CHASSIRON, qui fit partie de la délégation du baron Jean-Baptiste Louis GROS, c’est grâce à lui que nous avons connaissances de maintes correspondances entre l’ambassadeur représentant la France dans la négociation de ce traité et son autorité de tutelle du Ministère des Affaires Étrangères, qui expliquent dans quelles conditions ce Traité fut décidé par la France de cette époque. Et c’est aussi grâce à lui que nous savons que, si le voyage et le séjour de l’ambassade au Japon durèrent plus d’un mois, la négociation pure de ce traité ne dura que 6 jours, du 27 septembre au 2 octobre 1858.
Et si, dans notre article intitulé « Et si nous parlions «Traité»? (2) », nous avons expliqué pourquoi ces négociations furent si courtes, voici une anecdote croustillante qui nous donnent un aperçu du contenu de ces négociations. Sans doute sera-t-il difficile de trouver plus « français » comme thème de négociation ! Mais ce texte de Henri CORDIER (à gauche et en couverture), que nous reproduisons ci-dessous, nous en apprend aussi beaucoup sur la diplomatie de cette époque, de ses méthodes et de son ambiance, sur les enjeux de ces traités signés par le Japon avec les grandes puissances occidentales ou encore sur l’importance du montant des taxes et droits de douane pour chacun des pays signataires. On apprend aussi que ce Traité de 1858 prévoyait une éventuelle révision 5 ans plus tard. On y perçoit bien la volonté française de s’aligner sur les traités précédemment signés avec l’Amérique, l’Angleterre et la Russie – mais aussi de tenter de mettre en avant ses spécificités et de tenter d’obtenir mieux que ces pays, certes amis, mais aussi rivaux. Et enfin, on y voit ce qui est peut-être une exception qui va à l’encontre de cette qualification des traités dit « inégaux » : pour une fois, le Japon obtiendra des droits élevés et il aura réussi à résister aux arguments des Français…
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« Le Baron Gros leur a fait connaître alors qu’il acceptait également le tarif adopté par Mr. Harris et Lord Elgin. Mais qu’il demandait seulement que les vins de France ne fussent pas compris dans les boissons enivrantes soumises au droit prohibitif de 35%. Il leur a fait observer que les Anglais, les Américains et les Russes n’avaient pas fait mention des vins dans leur traité, parce que leurs contrées n’en produisaient pas, tandis que la France était le pays producteur de vin par excellence, et en fournissait à tous les autres pays ; que d’ailleurs, il était évident que par liqueurs enivrantes, on avait voulu dire seulement les alcools et autres produits analogues dangereux pour la santé, et nullement les vins qui ne peuvent être nuisibles que pris en grande quantité. Le Baron Gros a demandé aux Plénipotentiaires de combler cette lacune, en insérant une clause qui placerait les vins de France dans la quatrième classe des marchandises qui payent un droit de 20%.
Les Plénipotentiaires japonais ont fait observer que c’était la première fois qu’ils entendaient dire que l’Angleterre, l’Amérique et la Russie ne produisaient pas de vins, et que, quoique ne doutant point de la parfaite exactitude du fait, ils désiraient en avoir la confirmation de la bouche même d’une personne appartenant à ces Etats.
Le Baron Gros leur a demandé alors de quelle source provenait cette clause, et si c’était à la demande de Mr. Harris, membre probablement de quelque société de tempérance, ou du Gouvernement japonais que ce droit prohibitif de 35% avait été imposé sur les liqueurs enivrantes. Les Plénipotentiaires ont répondu que c’était sur l’initiative du Plénipotentiaire Américain que cette clause avait été insérée.
Eh ! bien ! leur a dit le Plénipotentiaire Français, voici la meilleure preuve que l’Amérique ne produit pas de vins ! Tout autre témoignage est inutile !
Le Baron Gros a ajouté que le droit de 35% étant complètement prohibitif, les Japonais ne boiraient probablement plus de vin de Champagne, ni de vins de Bordeaux, que lors qu’ils recevraient la visite de bâtiments de guerre européens.
Cette observation a donné un instant à réfléchir aux Plénipotentiaires japonais. Ils ont immédiatement sacrifié les vins de Bordeaux ; mais, à propos du vin de Champagne, une conversation assez animée a eu lieu entre eux. Enfin, le premier Plénipotentiaire, prenant la parole au nom de ses collègues, a déclaré nettement et d’une manière assez sèche, qu’il ne voyait aucun motif pour rien changer au tarif déjà adopté par l’Amérique, l’Angleterre et la Russie ; qu’il n’était point suffisamment édifié sur la question ; et que, si le besoin des vins français se faisait ressentir au Japon, il serait temps de changer le tarif au bout de cinq ans, quand arriverait le moment où le Gouvernement japonais aura le droit d’apporter au tarif projeté telles modifications que l’expérience lui aurait fait juger nécessaires. Il a ajouté que le Japon se suffisait parfaitement à lui-même, qu’il avait ses vins ; et quand bien même il ne lui viendrait pas de vins étrangers, ilo ne s’en trouverait pas plus mal !
Le Baron Gros a rappelé alors que l’on avait accordé à Lord Elgin une faveur toute spéciale en ne faisant porter qu’un droit de 5% sur la produits anglais manufacturés de laine et de coton, clause qui pouvait être fort nuisible à l’industrie japonaise ; tandis qu’on lui refusait un abaissement de droits peu considérable sur les vins de France qui ne seraient jamais qu’un produit de luxe, accessible seulement à l’aristocratie japonaise, et incapable de porter préjudice à la production nationale. Il a ajouté qu’un droit de 20% était encore un droit presque prohibitif, et que cependant il s’en déclarerait satisfait. Mais ses arguments sont venus se heurter contre l’aveugle opiniâtreté des Plénipotentiaires japonais, décidés à ne plus faire la moindre concession aux puissances européennes, en dehors des points déjà accordés.
Le Plénipotentiaire français a levé alors la séance à 5 heures du soir, et l’on est convenu de se réunir le lendemain, 2 octobre, dans l’après-midi, pour se concerter sur la nouvelle rédaction à donner à l’article 2.
Yedo, le 1er octobre 1858
(sig.) Mis. de Moges. »
L’intégralité de ce recueil est consultable gratuitement sur Gallica, la bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France et de ses partenaires.
(C.Y.)