De son vrai nom KAWAKAMI Sadayakko, celle qui s’est fait connaître en France – et dans le monde occidental – sous le nom de scène Sada Yacco est une actrice japonaise. En réalité, non pas « une », mais bien « L’Actrice » japonaise qui a été la plus célèbre de toutes, celle qui a introduit le théâtre japonais et son esprit dans le théâtre occidental et qui a été l’inspiratrice des plus grands noms de la danse moderne. En effet, sa célébrité, loin de se cantonner à la scène française, s’est étendue sur tout le monde occidental de la scène. En effet, s’il faut déjà comprendre par « actrice » une personne capable aussi bien de jouer la comédie que de danser, Sada Yacco s’est produite en Amérique, puis à Londres, à Paris et dans divers pays d’Europe. Avec un succès assez difficile à imaginer de nos jours. Pour faire simple, on peut dire qu’elle fut une véritable star, non seulement dans le monde du théâtre, mais aussi auprès des politiques, des média, de la mode ou encore de la publicité. La comparaison est forcément (trop?) audacieuse, elle pourrait faire penser à la Madonna des années 1990, star des scènes internationales en général et en France en particulier, par ailleurs reçue à l’Hôtel de Ville de Paris par J. CHIRAC alors Maire de la capitale, mais aussi égérie de la mode et de J-P. GAULTIER qui créa pour elle, pour le Madonna Blond Ambition Tour en 1990, le fameux corset à seins conique rose…
C’est en 1871, nous sommes donc en l’an 4 de l’ère Meiji, que naît KOYAMA Sada, dans une famille du centre de Tōkyō, dans le quartier de Nihonbashi. Et comme cela se fait assez souvent au Japon, elle est adoptée à l’âge de 7 ans par une autre famille. C’est à ce moment qu’elle transforme son prénom de Sada en Sadayakko. Sa nouvelle famille est une famille d’artistes, d’acteurs et de danseurs, réputée de la capitale. Sadayakko y exprime un talent naturel qui la fait déjà devenir l’une des actrices les plus réputées du Japon.
En 1894, à l’âge de 23 ans, elle épouse KAWAKAMI Otojirō, un artiste très polyvalent de 10 ans son aîné, originaire de la ville de Fukuoka (photo de droite, par le peintre gaillacois Raymond TOURNON, photo du couple à gauche ainsi qu’en couverture). Celui-ci s’est notamment fait connaître en chantant ce qui est devenu un « tube » de l’époque Meiji, le « oppekepebushi ». Mais il est aussi connu connu dans le monde des rakugoka, genre de chansonniers japonais, ainsi que sur les scènes de kabuki où il se produit à la tête d’une troupe qu’il a lui-même montée. Artiste très ouvert et même avant-gardiste, KAWAKAMI ira même passer environ deux mois en France en 1893. Et c’est en intégrant sa troupe que Sada, devenue KAWAKAMI Sadayakko, va connaître la célébrité, d’abord nationale, puis ensuite internationale.
En effet, c’est en 1899 que la troupe KAWAKAMI décide de tenter l’aventure américaine et se produit à Chicago, Boston ou autre San Francisco. Et bien sûr aussi à New York. Le succès y est important, et si c’est son mari qui devient très connu en tant qu’acteur mais surtout comme directeur de la troupe, c’est bien Sadayakko qui en est l’étoile, la vedette incontestable auprès du grand public (en couple, photo de droite). En 1900, la troupe se rend à Londres, où Otojirō y fait la connaissance d’Arthur DIOSY, un écrivain passionné du Japon, notamment connu pour avoir fondé la Japan Society. Celui-ci va lui présenter, ainsi qu’à sa femme Sadayakko, la danseuse américaine Loïe FULLER, considérée comme la pionnière de la danse moderne, ainsi que la grande Sarah BERNHARDT, surnommé « La Divine » et pour qui Jean COCTEAU inventa, dit-on, l’expression de « monstre sacré ».
C’est grâce à ces rencontres que la troupe est invitée à se produire à Paris, où son succès ne se dément pas, bien au contraire. A droite, la voici en geisha dans « La Geisha et le Chevalier » qu’elle interpréta au Théâtre Loïe Fuller dans le cadre de l’Exposition Universelle de 1900, photo de Nadar. Le jour de la première, le 4 juillet, on raconte que, parmi les invités de marque, se trouvait le sculpteur Auguste RODIN qui, proprement ébahi par la comédienne, lui proposa de poser pour lui et lui faire sa sculpture. Or, ne connaissant pas son renom et son talent, Sadayakko , maintenant connue sous le nom occidentalisé de Sada Yacco, aurait décliné cette invitation, prétextant un manque de temps et préférant répondre à une invitation de l’Elysée en août où elle dansa une œuvre intitulé « Dōjōji », du nom d’un temple situé dans le département de Wakakama et auquel est attachée une légende, celle de la princesse Kiyohime, qui inspira plusieurs œuvres de nō et de kabuki. Mais si, avec Rodin, il s’agit donc d’un rendez-vous raté, Sada Yacco a en revanche inspiré de très nombreux peintres de France mais aussi de Suisse, d’Espagne, du Portugal, de Hongrie, de Tchéquie, etc… Parmi eux, nous ne citerons que le plus célèbre d’entre eux, le grand Pablo Picasso, à qui nous devons deux études préparatoires (croquis de gauche) et une gouache et encre des Indes (à droite) pour un projet d’affiche.
Après un court retour au Japon, la troupe revient en Europe où elle y réalise une tournée que l’on peut, sans exagérer, qualifier de triomphale. Les honneurs pleuvent notamment sur Sada Yacco, qui est la première actrice japonaise, hommes et femmes confondus, à être décorée d’un prix de la part de la Maison Impériale japonaise comme ambassadrice de la culture japonaise dans le monde. Mais aussi par Émile LOUBET, Président de la République de l’époque (il le fut entre 1899 et 1906), qui la reçut à nouveau à l’Élysée en 1902 pour cette fois la promouvoir au grade d’Officier dans l’Ordre des Arts et des Lettres. Et elle devient également une figure de la mode japonisante de Paris, on la voit sur plusieurs affiches ventant les « kimonos Sada Yacco » (photos de gauche et de droite).
En 1908, soucieuse de former de nouvelles générations d’acteurs, elle ouvre avec son mari une école d’arts de la scène. Mais, à la mort de son mari décède de maladie en 1911, une seconde vie commence pour elle. Tout en continuant ses activités professionnelles, elle retrouve un amour de jeunesse, FUKUZAWA Momosuke, un homme d’affaires qu’elle aurait connu en 1885 alors qu’il n’était encore qu’un étudiant. Leur relation secrète hors mariage alimentera des rumeurs plus ou moins proches du scandale au Japon, et s’ils ne furent jamais mariés, ils décidèrent en 1922 d’officialiser cette liaison amoureuse en s’affichant ensemble en toutes occasions publiques (photo de droite) puis en décidant de vivre ensemble dans la ville de Nagoya où se trouvaient les affaires de FUKUZAWA.
Elle décède en 1946, à l’âge de 75 ans. Elle est enterrée dans le temple Teishōji, dans la ville de Kagamihara, département de Gifu, (photo de gauche) un temple qu’elle a elle-même fait construire sur sa fortune personnelle en 1933 pour en faire le centre d’une vie dorénavant dédiée à la prière. Un temple qui aujourd’hui abrite aussi un musée dédié à son souvenir et qui rassemble un certain nombre de ses objets personnels ou d’objets qui lui furent chers.
Sada Yacco est ainsi une actrice qui a profondément influencé l’occident dans le domaine des arts de la scène ou des spectacles vivants et, de ce fait, est une personnalité de premier plan du Japonisme du nouveau 20ème siècle naissant. Dans son mémoire d’histoire culturelle sur la représentation de l’imaginaire extrême-oriental dans le théâtre français au début du XXème siècle, sous la direction de madame Pascale Goetschel et de monsieur Pascal Ory et soutenu en septembre 2012 à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Juliette DELOBEL écrit :
« 1900 ne correspond ni à une redécouverte de l’Extrême-Orient par l’Europe (qui s’amorce au milieu du XIXème siècle), ni au début de sa représentation sur les scènes théâtrales. L’Exposition universelle qui se tient à Paris cette année là, est marquée par la construction du Grand Palais, la mise en service de la première ligne du métropolitain et le jeu de la comédienne Sada Yacco. Cet événement théâtral marque la venue en France, pour la première fois, d’une troupe japonaise et un tournant dans le japonisme. Jusqu’alors, les pavillons japonais présentaient des peintures et des objets artisanaux, diffusant une vogue japoniste retentissante mais limitée dans ses formes. Avec Sada Yacco, les visiteurs français découvrent le théâtre japonais, aussi bien ses pièces que sa pratique et le japonisme se diffuse sur les scènes. La théâtralisation constitue une étape importante dans la représentation de l’Autre et de l’Ailleurs : le pictural tend à montrer un pays purement esthétique quand le théâtre prétend représenter un peuple et une société ».
Sada Yacco a fortement marqué le monde de la scène occidentale. Si nous avons déjà évoqué Loïe FULLER, célèbre pour les voiles qu’elle faisait tournoyer dans ses chorégraphies (photo de droite) et qui, tombée sous le charme de ses interprétations, a contribué à sa célébrité en France en l’invitant dans son théâtre, il en est dit-on de même avec une autre danseuse américaine, aidée à ses débuts en Europe en 1899 par la même L. FULLER mais qui, dès 1902, la dépassa largement en terme de renom international : l’immense Isadora DUNCAN. Laquelle aurait souvent fait référence au style et au talent de Sada Yacco.
Mais il est vrai aussi que, si elle a impressionné le monde à titre personnel, l’influence du Japon en général sur le monde de la scène en France a été relative. En d’autres termes, elle fut en même temps remarquable mais limitée. Le thème du Japon n’a inspiré que peu d’auteurs français et peu de pièces, même si certaines ont connu un indéniable succès populaire. Parmi elles, on pourra citer notamment « L’Honneur japonais » de Paul ANTHELME, une pièce en 5 actes et 6 tableaux s’inspirant de l’intrigue mythique des 47 rōnin. Son auteur, Paul BOURDE (1851-1914), journaliste au « Temps » puis haut fonctionnaire en Tunisie et à Madagascar, fut aussi un auteur dramatique sous ce pseudonyme de Paul ANTHELME. La première eut lieu à Paris au Théâtre de l’Europe de l’Odéon, le 17 avril 1912 et il y eut 43 représentations au total. Autre exemple, « Le Typhon », pièce en 4 actes de l’auteur hongrois Melchior LENGYEL, traduite par André DUBOSCQ et adaptée par Serge BASSET au théâtre Sarah-Bernhardt à Paris. La première eut lieu le 10 octobre 1911 et il y eut en tout 47 représentations.
Mais l’auteur français ayant été le plus influencé par le Japon reste sans doute Paul CLAUDEL. Il est sans doute l’auteur par excellence dont les œuvres marquées par le Japon auront traversé les ans jusqu’à nous, notamment dans le domaine de la poésie. Citons ici, en tant qu’auteur d’œuvres pour la scène, « La Femme et son ombre », un « ballet » créé en mars 1923 au Théâtre Impérial de Tokyo en collaboration avec les plus grands spécialistes, peintres décorateurs, costumiers et interprètes de kabuki. Il fut repris plus tard, notamment le 15 juin 1948 par les Ballets Roland Petit au Théâtre Marigny.
Quant à l’œuvre de scène la plus connue dans le monde, sans doute s’agit-il de l’opéra de PUCCINI, « Madame Butterfly », dont la première à la Scala de Milan le 17 février 1904 (photo de gauche) fut… un fiasco ! Pour l’expliquer, alors que le compositeur est au sommet de sa gloire, on évoque autant un mauvais accueil du public qu’une véritable entreprise de « démolition » orchestrée par des rivaux de PUCCINI pendant la représentation.
Quoi qu’il en soit, le maître reverra sa copie et, trois mois seulement plus tard, la nouvelle version, présentée le 28 mai 1904 au Teatro Grande de Brescia, sera un triomphe. Cet opéra, pour lequel on dit que PUCCINI, soucieux des moindres détails, alla jusqu’à rencontrer Sada Yacco (photo de droite) pour lui demander des conseils et des informations sur le Japon, fera ensuite l’objet de grandes tournées à travers le monde, de Buenos-Aires à Paris et du Caire à Londres en passant par Budapest, Washington ou New York. S’inspirant mais bien différent de l’opéra « Madame Chrysanthème » d’André MESSAGER (créé en 1893) qui est une adaptation du roman de Pierre LOTI, « Madame Butterfly » a depuis été interprétée par les plus grandes voix lyriques, de Maria CALLAS à Angela GHEORGHIU, qui a chanté l’un des airs les plus célèbres de cet opéra en recevant une « Victoire d’honneur » à la cérémonie des 25èmes Victoires de la Musique classique, le 23 février 2018 dernier.
Grâce à quelques œuvres considérées comme majeures du répertoire de la scène mondiale, on peut dire que le Japonisme du début des années 1900 continue de nous faire vibrer au 21ème siècle et en particulier en cette année 2018, grande année des relations franco-japonaises durant laquelle plusieurs spectacles vivants sont programmés dans le cadre de « Japonismes 2018 », kabuki, nō, bunraku et autre gagaku mais aussi de nombreux spectacles contemporains, plusieurs pièces de théâtre modernes ainsi que de multiples concerts . Et, sans que nous le sachions, KAWAKAMI Sadayakko, dite Sada Yacco, n’y est pas tout à fait pour rien. Bien au contraire, même…
(C.Y.)
Retour sur la page du sommaire du dossier Japonisme: < ici >