Les premières traces de l’influence japonaise dans le mobilier européen remontent au milieu du XVIe siècle, lorsque des missionnaires portugais accostèrent sur l’archipel. Ils découvrirent alors une matière qui les fascina pour ses propriétés exceptionnelles : la laque, dont il est coutume de dire que les techniques – qui furent en partie empruntées à la Chine – atteignirent leur plus haut degré de perfection sous l’impulsion des artisans japonais. Les productions de laques pour le marché d’exportation sont alors désignées sous le terme nanban (« barbares du sud », expression utilisée par les Japonais pour nommer les Occidentaux), et ce jusqu’à la fermeture du Japon à partir de 1635. Dès cette époque, on trouve de type d’objets dans la plupart des collections royales européennes, qu’il s’agisse de petites pièces de type boîtes et écritoires, ou bien de meubles d’envergure tels des cabinets, commodes, secrétaires ou coffres.
A la fin du XVIIe siècle, la Compagnie néerlandaise des Indes orientales implantée à Dejima cesse le commerce d’importation de laques japonaises, celles-ci étant devenues trop chères. Les ébénistes européens se mettent alors à expédier directement au Japon des meubles en bois bruts afin de les faire laquer. Les délais de retour sont cependant extrêmement longs – plusieurs années – en raison du travail méticuleux imposée par la laque.
A partir du XVIIIe siècle, la production de meubles composites se développe, les ébénistes ayant eu l’idée de prélever les panneaux de laque sur des meubles chinois ou japonais pour créer du mobilier moderne : commodes, encoignures, bureaux. Dès cette époque, de grands noms de l’ébénisterie font de cette technique leur spécialité, tels Bernard II VAN RIESEN BURGH (1700-1760) ou Jacques DUBOIS (1694-1763), tous deux au service du roi. Pour s’adapter au mobilier français – alors à la mode Louis XV rococo – les panneaux de laque sont découpés sur les meubles d’origine, parfois divisés en deux dans le sens de l’épaisseur (les cabinets japonais étant laqués sur les deux faces), amincis, redécoupés pour s’adapter au bâti du meuble et collés. L’ensemble du décor est enfin unifié par un vernis imitant la laque, tel le fameux vernis des frères MARTIN – vernis qui permit par ailleurs de réaliser de nombreuses imitations, moins coûteuses que les meubles comprenant d’authentiques panneaux de laques japonais.
Commode, bâti de chêne, placage de bois fruitier, laque du Japon,
vernis martin, bronze doré et marbre d’Antin, estampille B. V. R. B.
(Bernard II Van RISEN BURGH), 1737, Paris, Musée du Louvre.
Cette commode destinée au cabinet de retraite de Marie LECZINSKA (1703 – 1768)
du château de Fontainebleau représente le premier meuble en laque connu
à entrer au Garde-Meuble de la Couronne.
Avec la vogue du japonisme dans la seconde moitié du XIXe siècle et l’explosion de la demande, certains ébénistes prennent le parti de proposer sur catalogue des « chambres japonaises » complètes. Berlin fut le pionnier dans ce domaine, avec les sociétés Campbell et Pülling ou encore R. Wagner, mais des maisons similaires s’établirent à Paris dans les années 1880-1890 et connurent un succès remarquable.
Gabriel VIARDOT (1830-1906)
Débutant sa carrière d’ébéniste en 1849, Gabriel VIARDOT (basé au 36 rue Amelot et au 3 rue des Archives) est considéré comme le pionnier du mobilier d’influence extrême-orientale adapté au goût européen. Une large partie de sa production était consacrée aux « petits meubles de salon » (comprenant différents types de pièces : sellettes, tables gigognes, consoles d’appliques, petits cabinets, etc.), de très bonne qualité bien qu’étant fabriqués de manière presque sérielle. Les bâtis de ces meubles, réalisés en Europe, étaient incrustés de panneaux de laque importés du Tonkin ou du Japon puis redécoupés, ce qui explique pourquoi la plupart des pièces présentent des discontinuités en termes de décor, peu visibles à distance mais évidentes dès que l’on examine la surface en détails. Loin d’être fidèles aux modèles japonais, les créations de VIARDOT mêlent volontiers inspirations chinoises et vietnamiennes. L’utilisation d’ornements en bronze est l’une des signatures de ses travaux, certains motifs étant même considérés comme de véritables « marques de fabrique » en raison de leur récurrence : dragon, grue montée sur une tortue, grille à méandres chinois ajourés, tête de chien de Fô. Jouissant à la fin du XIXe siècle d’une brillante réputation, VIARDOT remporta un certain nombre de médailles lors des Expositions universelles, lui attirant une clientèle de japonisants dont Georges CLEMENCEAU ou Clémence D’ENNERY, qui commanda la plupart des meubles et vitrines destinés à la présentation de sa collection dans son hôtel particulier – que nous avons déjà évoqué dans un précédent article.
Grand cabinet japonisant au chien de Fô (et détails), bois sculpté, panneaux
japonais marquetés d’ivoire et de nacre, bronze doré, estampille au fer :
G. VIARDOT, vers 1880-1890, collection particulière.
Les panneaux en ivoire et os incrustés, figurant d’une part un bouquet
de fleurs et d’autres part un acteur de théâtre Nô, ont été prélevés sur un meuble
japonais du XIXe siècle. En revanche, les éléments en bronze (chien de Fô,
dragon, grue et tortue) ont très probablement été produits par la maison VIARDOT.
Sellette de présentation en hêtre teinté et petite table desserte
en hêtre teinté à décor incrusté de nacre et dorures,
estampilles au fer : G. VIARDOT, vers 1880-1890, collection particulière.
La « Maison des bambous » de PERRET et VIBERT
La « Maison des bambous » fut fondée en 1872 par Alfred PERRET père au 30 rue du Quatre-Septembre à Paris, avant d’être reprise par PERRET fils et Ernest VIBERT à partir de 1886. Au départ spécialisée dans les meubles en bambou et rotin dans le goût des chinoiseries, la maison élargit à la fin du XIXe siècle son activité à l’importation de marchandises japonaises (étoffes, porcelaines, bronzes, ivoires, jades, laques) et à la production de meubles japonisants. La gamme proposée par PERRET et VIBERT ne se limitait cependant pas au mobilier d’inspiration asiatique, proposant également à la vente des articles de style Louis XV, Louis XVI et plus tard Art nouveau. C’est cependant grâce à ses pièces incrustées de panneaux de laques japonais ou chinois – très proches de celles de VIARDOT sur le plan stylistique – que la Maison des bambous se fit connaître et remporta de multiples médailles lors des expositions internationales. Elle compta parmi ses clients prestigieux Claude DEBUSSY, Maurice RAVEL, l’impératrice Eugénie, la princesse Mathilde, le Duc de Montmorency, le maréchal japonais YAMAGATA, la reine du Portugal ou encore le roi de Grèce Georges Ier.
« La maison Perret-Vibert possède de merveilleuses collections de bronzes anciens, de porcelaines des meilleures époques de la Chine et du Japon et c’est un véritable plaisir de parcourir les trois étages remplis de bibelots, d’objets d’art en ivoire, en jade, en laque, etc., véritable musée où la plus difficile fantaisie trouvera sa satisfaction. » (Carel DU HAM, « La vie de Paris – Le Moment du Départ », in Le Figaro, 18 mai 1903, p. 1).
PERRET et VIBERT, Cheminée japonisante, bois sculpté, incrustations
d’ivoire gravé, miroir biseauté et tôle laquée, vers 1890-1900, collection particulière.
Les éléments en os et ivoire gravés seraient importés d’Extrême-Orient,
le petit panneau incrusté de nacre qui orne le tiroir provient du Tonkin.
PERRET et VIBERT, Meuble japonisant, dessin au graphite
et à l’aquarelle, vers 1890-1900, Archives de la Maison des bambous
DUVINAGE et GIROUX
Ferdinand DUVINAGE établit sa boutique de tableaux et d’éventails au 43 boulevard des capucines à Paris en 1863. En 1867, il s’associa avec la prestigieuse Maison GIROUX, fondée à l’époque du Consulat par son oncle Alphonse GIROUX père et proposant un vaste choix d’articles : tabletterie, objets de curiosité, jeux, vaisselle, nécessaires et mobilier de luxe.
En mai 1874, Ferdinand DUVINAGE déposa un brevet d’invention pour la « mosaïque combinée », style de marqueterie d’inspiration japonisante dans laquelle l’ivoire appliqué sur un panneau de bois sert de fond, et dont les motifs végétaux et animaliers sont cloisonnés par des sillons métalliques – reprenant ainsi la tradition des émaux cloisonnés japonais et chinois. Par la suite, ces ivoires seront encore enrichis par des incrustations de métal, de perles ou de pierres précieuses. Lors du décès de Ferdinand en 1876, Rosalie DUVINAGE (surnommée alors « la veuve DUVINAGE ») reprit l’affaire. En 1877, elle compléta le brevet de son défunt mari, permettant d’ajouter aux mosaïques combinées un décor de nacre. Les premiers exemplaires du brevet DUVINAGE appliqué au mobilier furent présentés lors de l’Exposition universelle de 1878 où ils furent particulièrement remarqués, assurant à la maison une certaine renommée. Un très bel exemple de ce type est aujourd’hui conservé au musée d’Orsay (voir image).
Ferdinand DUVINAGE, Cabinet, palissandre,
marqueterie d’ivoire et bois divers à cloisons métalliques,
bronze patiné, doré et argenté, vers 1878, Paris, musée d’Orsay.
Edouard LIEVRE (1829-1886)
Issu d’une famille modeste de la région de Nancy, Edouard LIEVRE s’installe à Paris dans les années 1840 et entre dans l’atelier du peintre académique Thomas COUTURE (ayant également formé Edouard MANET, Henri FANTIN-LATOUR et Pierre PUVIS DE CHAVANNES). Il débute sa carrière en tant que peintre, portraitiste et illustrateur. Cette dernière casquette lui permet de contribuer à plusieurs ouvrages d’histoire de l’art, tels le Musée impérial du Louvre : collection Sauvageot dessinée et gravée (1863) ou Les Arts décoratifs à toutes les époques (1870). A partir des années 1870, Edouard LIEVRE se lance dans le dessin industriel pour les arts décoratifs et collabore avec plusieurs maisons parisiennes de renom : l’orfèvre CHRISTOFLE, le fondeur de bronze BARBEDIENNE, la Société de marbres et bronzes artistiques MARNYHAC). Déployant son talent dans des domaines extrêmement variés (orfèvrerie, céramiques, bronzes et pièces de mobilier), son style « historiciste » mêle des influences multiples – néo-Renaissance, islamiques, égyptiennes, chinoises, japonaises – traduisant ses solides connaissances en histoire de l’art. La récurrence de certaines formes traduit son goût pour un Extrême-Orient baroque et fantaisiste : dragons, chimères, têtes d’éléphants caparaçonnées, tortues, fleurs de lotus, arabesques. Néanmoins, Edouard LIEVRE dépasse l’imitation du passé par son interprétation innovante des motifs empruntés, faisant de cet artiste une figure résolument moderne. Comptant parmi son illustre clientèle l’actrice Sarah BERNHARDT et le marchand Siegfried BING, la cote de LIEVRE était particulièrement élevée pour l’époque, deux à six fois supérieure à celle de ses confrères pour des pièces équivalentes.
Edouard LIEVRE, Meuble à deux corps : armoire sur table d’applique,
palissandre de Rio, ébène des Indes, bronze doré,
fer gravé, verre, 1877, Paris, Musée d’Orsay.
Ce cabinet s’inspire librement des pagodes et reliquaires extrême-orientaux
en y associant divers motifs asiatisants : dragons en bronze entortillés autour des colonnettes,
emblèmes héraldiques (mon) répétés en application dans la partie basse.
Le panneau central peint par DETAILLE représentant un samouraï
tendant à ses compagnons un éventail en signe de ralliement.
Aquarium japonisant, signé Ferdinand BARBEDIENNE,
conçu par Edouard LIEVRE, verre, bronzes ciselés, ajourés et dorés,
vers 1875, collection particulière.
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Ces différents exemples illustrent bien la prédominance d’un certain éclectisme stylistique à la fin du XIXe siècle, donnant lieu à un mobilier éminemment composite. Le « japonisme » revendiqué par VIARDOT, PERRET et VIBERT, DUVINAGE et LIEVRE sert davantage de prétexte à une certaine liberté créative, qui associe volontiers la réinterprétation des répertoires occidentaux anciens (gothique, rococo) à des touches extrême-orientales (japonaises mais aussi chinoises voire indochinoises). Ces pièces très ancrées dans leur époque, dénigrées au début du XXe siècle avec l’avènement de l’Art nouveau, connaissent paradoxalement un regain d’intérêt aujourd’hui, comme en témoignent les prix qu’elles atteignent lors des ventes aux enchères publiques ou dans les galeries d’antiquités.
Pour conclure, et pour le plaisir des yeux:
PERRET et VIBERT, Fauteuil et chaise, aquarelle,
vers 1890-1900, Archives de la Maison des bambous
PERRET et VIBERT, Fauteuil et chaise, bois sculpté,
vers 1890-1900, collection particulière
PERRET et VIBERT, Projet de Salon, aquarelle,
vers 1890-1900, archives de la Maison des bambous
PERRET et VIBERT, Projet de Salon, aquarelle,
vers 1890-1900, archives maison des bambous
Bibliographie
KOPPLIN Monika (dir.), « Les laques du Japon. Collection de Marie-Antoinette » (Catalogue d’exposition, Versailles, Musée national des châteaux de Versailles et du Trianon, 15 octobre 2001-7 janvier 2002 ; Münster, Museum für Lackkunst, 27 janvier-7 avril 2002), Paris, Réunion des musées nationaux, Versailles, Châteaux de Versailles ; Münster, Museum für Lackkunst, 2001. [Michelet / INHA]
LACAMBRE Geneviève (dir.), « L’or du Japon. Laques anciens des collections publiques françaises » (Catalogue d’exposition, Bourg-en-Bresse, Monastère royal de Brou, 2 mai – 25 juillet 2010 ; Arras, musée des Beaux-Arts, 28 août – 21 novembre 2010), Saint-Etienne, IAC éditions d’art, 2010.
Autre source: Galerie Marc Maison (sujet et photos)
(A.S.)
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