Adolphe Philippe d’ENNERY (1811-1889) est un écrivain dramaturge français extrêmement prolifique, auteur de plus de deux cents œuvres parmi lesquelles « Les Deux Orphelines », « Le Tour du monde en quatre-vingts jours » ou encore « Michel Strogoff » (illustration de gauche). Homme du monde apprécié par ses paires, il accueillait tous les dimanches soir le meilleur de la société littéraire parisienne dans son appartement de la Porte Saint-Martin. En décembre 1875, il déménage dans l’appartement qu’il s’est fait construire au 59 avenue du Bois-de-Boulogne (aujourd’hui avenue Foch), et l’occupe jusqu’à sa mort. Les collections extrême-orientales d’Adolphe d’ENNERY, jusqu’ici réparties dans les résidences secondaires d’Antibes et de Villiers-sur-Mer, y sont transférées et complétées par Clémence DESGRANGES (1823-1898), avec qui il se marie le 30 mai 1881.
 
Très vite, Clémence nourrit l’idée de léguer ses collections à l’État après son décès pour éviter qu’elles ne soient dispersées. Elle en informe plusieurs de ses proches, dont Émile GUIMET et Georges CLEMENCEAU, et continue d’enrichir la collection dans cette optique. En 1890, elle possède environ 3000 pièces ; à sa mort huit ans plus tard, ce nombre s’élève à plus de 7200. Entre temps, Clémence fait construire trois galeries autour de la cour de l’hôtel particulier, afin d’y répartir l’ensemble des œuvres (photo de droite).
 
Malgré la clarté des intentions de Clémence exprimées dans son testament, son décès est suivi d’une succession de péripéties, dont un long procès de sept ans, avant que l’État ne puisse enfin bénéficier du legs d’ENNNERY. Georges CLEMENCEAU, désigné exécuteur testamentaire par le couple, joue un rôle majeur pour que soient respectées les clauses de leur succession. La question est définitivement réglée le 23 mars 1903 en faveur de l’État, mais celui-ci ne prend possession du legs qu’en janvier 1906. Les collections sont confiées à Émile DESHAYES, conservateur adjoint du musée Guimet, et après quelques travaux, le nouveau musée en sein de l’appartement d’Adolphe et Clémence d’ENNERY est inauguré le 27 mai 1908. Il contient 7 269 objets répartis dans les quatre galeries du premier étage de l’hôtel particulier de l’avenue du Bois-de-Boulogne (photo de gauche).
 
Aujourd’hui, la renommée de cette collection revient faussement à Adolphe d’ENNERY, alors que ce fut bien son épouse qui la réunit, l’enrichit, et entreprit le projet d’en faire don à l’État sous la forme d’un musée ouvert au public. Deux critères ont pu pêcher pour que Clémence jouisse de la reconnaissance qu’elle méritait. Sa discrétion tout d’abord : seuls les intimes semblent avoir eu connaissance de sa collection, quasi absente des ouvrages contemporains sur l’art extrême-oriental ou des catalogues d’exposition. Son manque de discernement ensuite, certains de ses achats ayant parfois été critiqués : sa collection ne recèlerait aucun véritable « chef-d’œuvre » et son inventaire révélerait un certain manque de culture artistique. Clémence fonctionnait effectivement au coup de cœur et à l’instinct lors de ses achats. Bien que ses fournisseurs aient été les mêmes que la plupart des amateurs de l’époque, les marchands réservaient leurs meilleures pièces aux grands collectionneurs au détriment des clients les moins instruits. Le goût de Clémence la portait en outre autant vers le Japon que vers la Chine (photo de droite), et était surtout marqué par une prédilection pour le folklore et le fantastique qui se manifeste à travers son « musée des chimères » (ensemble comprenant plus de cent cinquante chimères chinoises).
 
Ces considérations ont néanmoins tendance à être revues aujourd’hui. Tout d’abord, la collection d’ENNERY est l’une des plus importantes au monde en termes de netsuke et d’okimono (figurine un peu plus grande que le netsuke sans système d’attache). En outre, si la majeure partie des objets d’art date de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle, on note la présence de quelques rares pièces de l’époque Kamakura (1185-1333) ou Muromachi (1336-1573). Les choix de Clémence, ensuite, se distinguent par leur singularité. En l’absence de connaissances encyclopédiques sur l’art extrême-oriental et semblant faire fi de la mode, elle opère en simple amatrice guidée par ses goûts. C’est pourquoi sa collection – à l’inverse de la plupart des japonisants de l’époque – ne contient pas d’estampes, et que les netsuke en ivoire (matériau pourtant plus recherché) sont éclipsés par les netsuke en bois naturel ou peint (photo en couverture de cet article, exemple de netsuke – hors collection d’ENNERY – avec inrō, qui servait en général de boîte à médicaments).
 
Sans doute autant que son contenu lui-même, le mode de présentation de la collection d’ENNERY revêt un intérêt tout particulier, car il jette un éclairage sur la mode en matière d’arts décoratifs dans la seconde moitié du XIXe siècle. L’ensemble du mobilier avait été conçu par l’ébéniste Gabriel VIARDOT, réputé à l’époque pour ses meubles japonisants : on lui doit l’ensemble des vitrines garnies de velours frappé, les commodes, les montages et agencements délicats (masques japonais, figures en bois) ainsi qu’un immense miroir dans la dernière galerie (photo de droite). Clémence d’ENNERY partageait avec plusieurs de ses contemporains un goût pour l’accumulation et le désir d’associer intelligemment les objets les uns aux autres, non pas pour les mettre en valeur mais pour créer une ambiance et un cadre de vie particulier. L’attachement de Clémence d’ENNERY à l’emplacement de chaque chose était tel qu’elle spécifie dans son testament : « Les objets de la collection devront être présentés dans les conditions les plus favorables à leur exposition et devront être conservés dans l’organisation où ils se trouveront au moment de mon décès ».
 
 
 
Bibliographie
Gisèle BROHAN, Le Musée d’Ennery ou la collection d’un amateur de chinoiseries au XIXe siècle, Mémoire de maîtrise sous la direction de Bruno FOUCARD, Université Paris-Sorbonne, 1988.
Lucie PROST, Histoire d’une collection : le Musée d’Ennery, Paris, 1977.
 
 
 
Visites du Musée d’Ennery
Réservation obligatoire, possibilité de visites individuelles ou en groupe avec conférences gratuites ou payantes selon les jours: consulter les informations pratiques du site du Musée Guimet dont dépend le Musée d’Ennery.
 
 
 
(A.S.)
 
 
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