En cette année 2018, à l’occasion de la célébration des 160 ans du « Traité d’amitié et de commerce entre la France et le Japon », le gouvernement japonais a décidé de profiter de cet anniversaire pour promouvoir sa culture, dans le sens général du terme. Se souvenant du temps passé où son pays suscita pour la première fois un très grand intérêt de la part des Français, il a baptisé « Japonismes 2018, les âmes en résonances » la série d’événements (expositions diverses, spectacles vivants, projections de films, colloques, etc…) qui, officiellement, durera de juillet 2018 à février 2019.
Or le terme de japonisme, comme on peut le comprendre à travers notre grand dossier, désigne moins une action voulue et initiée par le Japon au moment de son ouverture sur le monde qu’un mouvement européen, et en particulier français, qui se passionna pour la culture de ce lointain pays d’Extrême-Orient. Autrement dit, ce n’est pas le Japon qui a initialement voulu influencer la France, c’est bien la France qui s’est passionnée pour ce pays et y a puisé de nouvelles sources d’inspiration. En participant aux Expositions Universelles, d’abord de Londres en 1862 de façon non officielle mais remarquée, puis à Paris en 1867, en 1878, en 1889 ou encore en 1900, l’objectif des Japonais était essentiellement de faire connaître leur culture et, à travers elle, de faire reconnaître la grandeur de leur nation comme l’égale des grandes nations occidentales. Et en prenant conscience de l’engouement pour celle-ci des Anglais et des Français en particulier, on peut dire qu’ils profitèrent du japonisme mais n’en furent pas les principaux acteurs.
Si l’on peut ainsi comprendre pourquoi c’est la France que le Japon a choisie pour y organiser « Japonismes 2018 », cet événement ne sera toutefois un « nouveau » japonisme total que si, grâce à cette série d’événements, la France y découvre de nouvelles inspirations et s’invente de nouveaux concepts, de nouveaux courants et de nouveaux modes d’expression artistiques et culturels. Seul l’avenir nous le dira.
Par contre, on peut aujourd’hui constater qu’un « deuxième japonisme » a déjà eu lieu dans notre pays depuis les années 1960. Soit à peu près cent ans après le premier. Et à l’instar de celui-ci, il a revêtu deux aspects, complémentaires mais bien différents.
Il y a eu d’une part une « mode japonaise », qui consista à s’intéresser au Japon, à s’émerveiller de sa culture, de ses arts ou encore de ses artisanats, à goûter à sa cuisine, à se passionner pour son cinéma, etc…
Et d’autre part, il y a eu, de façon beaucoup plus profonde, une réelle influence du Japon sur la France dans certains domaines, à tel point que, s’ils sont toujours considérés comme fondamentalement français, ils se sont modifiés grâce à des apports d’origines japonaises, lesquelles sont aujourd’hui soit oubliées, soit même inconnues et insoupçonnées.
A ce titre, on pourrait penser d’emblée penser à la littérature, notamment concernant deux de ses composantes : la bande dessinée d’une part, la poésie d’autre part. L’arrivée discrète, presque en cachette, puis le développement exponentiel des manga japonais a profondément modifié notre rapport à la bande dessinée, celle que nous connaissons sous le nom de BD franco-belge. Car même s’ils restent encore très majoritaires, les titres japonais traduits dans notre langue sont aujourd’hui de plus en plus concurrencés par des « manfra » ou « franga », qui sont des « mangas à la française », dont les auteurs francophones travaillent dans des formats, des styles de dessins et de narrations qui sont inspirés par les manga japonais – sans en être toutefois la simple copie ou imitation (photo de droite, « Dreamland 17 » du « mangaka » français Reno LEMAIRE).
Dans la poésie, je veux bien sûr évoquer les haiku, cette forme de poésie japonaise qui, là non plus, ne se contente plus d’être une simple traduction d’écrits japonais mais qui est adoptée par de nombreux Français qui en écrivent directement dans la langue de Molière. Dans ces deux cas, le « deuxième japonisme » est une incontestable réalité.
Le monde de la mode ne saurait être oublié, avec l’influence décisive qu’ont eu les grands noms de la couture japonaise qui ont investi Paris, haut lieu de la mode mondiale, dans les années 1970 : MORI Hanae, MIYAKE Issey, YAMAMOTO Yōji ou autre TAKADA Kenzō ont ouvert la voie à bien d’autres jeunes couturiers qui sont venus faire leurs armes chez les grands créateurs français, tels que Jean-Paul GAULTIER ou encore Karl LAGERFELD qui, inversement, s’inspirèrent ouvertement du Japon dans leurs collections. Et si l’engouement s’est quelque peu essoufflé dès le début du 21ème siècle, l’influence a perduré, comme en témoigne notamment la maison « Léonard Paris », souvent appelée « la plus japonaise des maisons de couture françaises » (photo de gauche, exposition « Léonard Paris, L’Empire des Couleurs »). Et depuis quelques années, cette influence s’exprime dans un style tout à fait différent : c’est la mode kawai qui fait aujourd’hui fureur en France et dans bien d’autres pays du monde.
Un cas particulier : celui du mot – et du concept – « zen ». Un mot d’origine japonaise, bien sûr, mais entré de plein pied dans la langue et dans la mentalité française. Avec une acception tout à fait propre à notre pays, différente de sa signification au Japon. S’il fallait l’expliquer d’un mot, on pourra sans doute dire qu’en France, son synonyme le plus proche est le mot « sérénité ». Et basée sur ce mot, une réelle influence d’inspiration japonaise peut être constatée dans la décoration intérieure, dans l’industrie et l’artisanat du meuble, des arts de la table, la décoration florale, etc… Là encore, peut-on y voir la manifestation et les effets du « deuxième japonisme ».
Mais il existe deux autres domaines où ce « deuxième japonisme » est bien plus important, parce qu’il a influencé la France en profondeur. Le premier est consécutif à l’arrivée en France des arts martiaux, comme le judo, le kendo et autre aikido, qui ont progressivement mené un certain nombre de leurs pratiquants à non seulement apprendre les techniques de leur discipline respective, mais également à adopter un esprit et des valeurs morales dont la maîtrise constitue la définition même de ces arts martiaux, apparus à l’ère Meiji. Aujourd’hui, de nombreux Français, grâce à leur pratique du budō, demeurent bien sûr totalement français mais ont intégré, dans leur mode de vie et dans leur façon de penser, un esprit venant du Japon. On pourrait presque ajouter « inconsciemment ». A ce titre, on peut là encore parler de « deuxième japonisme ».
Mais au-delà des pratiquants d’arts martiaux, qui ne constituent qu’une partie de la population française, il est un autre domaine qui, lui, concerne la France toute entière. Sans que la très grande majorité de sa population n’en soit pas pourtant vraiment consciente. Un mouvement qui a débuté très précisément en 1966 et se poursuit jusqu’à aujourd’hui – et qui aurait même tendance à s’amplifier de façon exponentielle ces dernières années. Ce domaine, c’est celui de la cuisine française. De la grande gastronomie d’abord, de la cuisine de façon plus générale ensuite. C’est sans doute dans celui-ci que l’influence japonaise a été la plus forte et la plus fondamentale.
Le lecteur l’aura sans doute compris, en évoquant le japonisme, il n’est pas question que de la prolifération des restaurants japonais dans notre pays – quelles que soient leur qualité et leur authenticité. Bien sûr, leur nombre a incontestablement contribué à s’intéresser davantage au Japon. Ou même pour de nombreux Français, à le découvrir. Mais bien souvent, leur curiosité s’est arrêté à quelques boulettes de sushi ou à quelques brochettes de poulet grillé, et l’on ne peut pas vraiment parler dans ce cas de japonisme. Tout juste de quelques japonaiseries.
Ce dont je parle ici, c’est bien de cette cuisine qui demeure, sans aucune contestation possible, profondément française. Une cuisine qui n’a rien de japonais – si ce n’est une partie importante de son esprit. Lequel se traduit concrètement par une approche, par une technique et par une certaine façon de la concevoir découvertes et puisées dans la cuisine japonaise.
La gastronomie française a connu un tournant, on pourrait presque parler de renaissance, en 1966. Et à l’heure où toute la France pleure la disparition de celui qu’elle a appelé « le pape de la gastronomie française », Paul BOCUSE pour ne pas le nommer, c’est à un autre très grand chef français qu’elle le doit. De trois ans le cadet de « Monsieur Paul », ce grand chef français s’appelle Pierre TROISGROS. Il fêtera ses 90 ans en septembre de cette année 2018.
Pierre TROISGROS n’a pas été le premier des chefs français à se rendre au Japon et à initier, dans le monde de la cuisine, des relations franco-japonaises. Le tout premier d’entre eux qui nous soit connu s’appelle Louis BEGEUX, il a été le chef du tout premier premier hôtel de style occidental construit en 1868 à Tokyo, quelques mois avant l’avènement de l’ère Meiji. Suivi par d’autres chefs français qui, comme lui, sont tombés dans l’oubli. Comme par exemple les frères Léon et Paulin MURAOUR, dont quelques rares sites japonais évoquent le souvenir et dont on ne trouve guère, en France, qu’un faire-part de décès (photo de gauche) extrait des archives cannoises…
Précédé à l’époque contemporaine par l’illustre Michel GUERARD, c’est donc en 1966 que Pierre TROIGROS fut engagé pour être le chef de la première succursale qu’un restaurant « 3 étoiles » français ouvrait à l’étranger. Une première mondiale, à la demande expresse d’un Japonais passionné de cuisine française et qui souhaitait proposer ce qu’elle avait de mieux à ses compatriotes. Ce Japonais, c’est MORITA Akio, cofondateur de SONY (photo de gauche). L’occasion, c’était l’ouverture de son nouveau building au cœur de Tōkyō. Et l’homme à qui il s’adressa pour concrétiser son rêve s’appelait Louis VAUDABLE, le propriétaire et gérant du restaurant considéré, à l’époque, comme le plus célèbre de Paris – donc forcément de France et du monde… : « Maxim’s de Paris ».
Et c’est donc pour l’ouverture d’un « Maxim’s de Paris à Tokyo » que Pierre TROISGROS fut tout spécialement engagé, pour son inauguration ainsi que pour les quatre premiers mois de cette opération plus que prestigieuse pour les deux pays.
Parti au Japon pour y faire découvrir la grande gastronomie française, Pierre TROIGROS commença son séjour par quelques surprises. Anecdotes qui feront sûrement sourire aujourd’hui mais qui ont dû lui donner quelques sueurs froides à l’époque et qu’il a racontées lors d’une conférence donnée à la Maison de la Culture du Japon à Paris en 2011 (photo de droite). Ses propos ont été rapportés par le journaliste et consultant gastronomique Olivier BRANDILY :
« Arrivés avec 4 chefs de partie, l’inévitable orchestre, le service de salle et moi-même dans le building Sony de Ginza, nous avons eu quelques surprises : nous ne trouvions pas de pommes de terre de bonne qualité pour confectionner nos pommes Maxim’s, pas de beurre, pas de crème, et n’arrivions pas à faire monter nos soufflés du fait du taux d’humidité trop élevé. Nous avons aussi été les premiers à congeler la pâte à pain à cru pour pouvoir proposer du pain frais de qualité. »
Mais très rapidement, comme tout grand chef, il trouva des solutions à tous ses différents problèmes et l’inauguration du restaurant eut lieu en grandes pompes : un détachement de la Garde Républicaine, spécialement venu de Paris, en faisait même partie ! (photo de droite)
Mais ce qui nous intéresse plus particulièrement n’est pas la rencontre des Japonais avec la très grande gastronomie française – même si cela a été déterminant dans l’évolution de l’alimentation quotidienne des Japonais, c’est au contraire celle que Pierre TROIGROS fit avec la gastronomie japonaise. Dans son esprit comme dans ses techniques. Qui allaient, à terme, comme il le dit lui-même, révolutionner la gastronomie et, par extension, toute la cuisine française.
Le palais des Japonais, auquel il lui fallut s’adapter quelque peu, influença sa propre manière de cuisiner : « Au début à Tokyo, j’ai été obligé de rabattre un peu la saveur des plats que les clients japonais trouvaient trop corsée, mijotés et sauces en particulier. Du coup, ma cuisine a gagné en légèreté et en fraîcheur, mais aussi en rigueur. »
Il découvrit au Japon un degré d’excellence insoupçonné : un « souci exacerbé de la fraîcheur des produits, de leur cuisson, de leur présentation ».
Coté technique : « On s’est aperçu qu’on cuisait trop le poisson. La cuisson du homard est ainsi passée en quarante ans de 25 minutes à 10 minutes, celle du turbot de 40 à 10 minutes. ».
Olivier BRANDILY note: « En plus de l’art de la découpe et de la cuisson du poisson, les Japonais nous ont aussi appris à cuisiner les légumes. De bouillis et trop cuits, ils sont devenus les emblèmes des cuisines gastronomiques occidentales depuis une quarantaine d’années. ». Propos confirmés par P. TROIGROS lui-même : « J’avais remarqué que les Japonais coupaient les légumes très fins et les mettaient après découpe dans de la glace pilée. Cela donne du croquant et du gonflant aux juliennes. Il y a trente ans, il était inconcevable de servir un haricot vert croquant, on vous l’aurait renvoyé en cuisine ! »
Coté esthétique, le célèbre chef a noté, à cette époque, que : « Contrairement à la France, pays d’abondance, de terroirs et de régions riches d’un fort passé culinaire, le Japon est plutôt pauvre, peu fertile, et a mis en évidence la beauté rustique, sauvage, mais forte de certains éléments plus que leur accumulation, d’où une certaine austérité, mais aussi une beauté dans le dénuement de la cuisine japonaise. C’est formidable ces toutes petites choses que font les Japonais. Cela a de la classe, de la gueule et au final, on a envie de manger. »
De ce constat, Pierre TROIGROS va en tirer une conséquence majeure pour la gastronomie française habituée, à cette époque, à ce qu’on appelait le service au chariot : « Il y a une recherche très poussée dans l’ordre des plats qui n’est pas aussi perfectionnée chez nous, mais qui a marqué le style de service des grands restaurants gastronomiques d’aujourd’hui dans ce que l’on a appelé le service à la « russo-japonaise », c’est-à-dire « à l’assiette ». ».
Mais qui dit « service à l’assiette » dit aussi souci impératif du « dressage ». Et si aujourd’hui, tous les cuisiniers de France, quel que soit le niveau de leur restaurant, apportent un soin tout à fait particulier au dressage, ils le doivent à P. TROIGROS et indirectement au Japon – même si la plupart d’entre eux l’ignorent sans doute.
Le grand chef reconnaît lui-même ne pas avoir immédiatement capté l’impact qu’aurait ses découvertes sur la cuisine française. Mais, sans doute mieux que personne, il en a eu ensuite pleinement conscience : « J’ai eu la chance de vivre une vraie révolution en cuisine, mais aussi dans les mentalités. Le métier de cuisinier s’est considérablement ennobli. ». Une phrase toute en modestie, quand on pense que c’est lui qui a été le véritable initiateur de cette révolution.
C’est ainsi que, de retour du Japon, Pierre TROISGROS mais aussi Paul BOCUSE (tous deux en photo en couverture) et Louis OUTHIER (photo de droite) eurent par exemple l’idée du «menu dégustation», une suite de petits plats similaire à la cuisine kaiseki de Kyōto.
Il est vrai aussi que, dans cette influence de la cuisine japonaise sur la grande gastronomie française puis progressivement sur l’ensemble de notre cuisine, il y eut aussi quelques excès, dont se souviennent ceux qui ont connu les égarements, à ses débuts, de la « nouvelle cuisine », expression lancée par Henri GAULT et Christian MILLAU.
Depuis quelques années, on note aussi que des termes japonais ont fait leur entrée dans le vocabulaire de la cuisine française. De même que le « carpaccio », vénitien d’origine, s’est progressivement imposé chez nous, non seulement pour le bœuf, mais aussi pour d’autres viandes, pour des poissons et des crustacés et même des légumes ou des fruits, les tataki et autre tempura japonais commencent à acquérir leurs lettres de noblesse sur la carte de restaurants purement français. Et de l’utilisation exotique et exceptionnelle de la sauce de soja il y a plusieurs décennies, bien des chefs français n’hésitent plus aujourd’hui à travailler les algues wakame, le yuzu ou autre wasabi pour leurs recettes de plats « bien de chez nous ». Coté technique pure, l’ikejime, technique particulière de mise à mort du poisson, commence à se répandre dans les « grands » restaurants. Et depuis peu, toujours à l’initiative des grands chefs, de plus en plus de cuisiniers commencent à découvrir le umami, la fameuse « cinquième saveur »…
Notons enfin qu’à l’instar du « premier », le « deuxième japonisme » s’est progressivement développé et imposé grâce à tous ces grands chefs français cités précédemment auxquels il convient d’ajouter au moins les noms de Joël ROBUCHON, d’Alain DUCASSE ou du plus japonais d’entre Thierry MARX qu’on ne voit plus jamais tenir autre chose que des baguettes pour goûter ses nouvelles recettes bien françaises (photo de gauche) mais également grâce à de nombreux cuisiniers japonais venus dans notre pays par amour de notre gastronomie et qui, tout en s’y formant, lui ont apporté leur savoir-faire et surtout leur mentalité, dont les principales caractéristiques sont sans doute la recherche perpétuelle de la perfection et l’extrême méticulosité. Évoquons aussi le rôle déterminant que joua l’École culinaire de TSUJI Shizuo (photo de droite) qui, depuis plusieurs décennies, a formé des milliers de chefs japonais à la cuisine française, aussi bien en France qu’au Japon. Lesquels ont aussi apporté leur part d’identité japonaise dans « notre » cuisine française.
C’est bien grâce à tous ces acteurs, qui contribuèrent à ce véritable « deuxième japonisme », que la grande gastronomie française demeure au firmament des cuisines du monde.
Et ce n’est sans doute pas par hasard que cette grande gastronomie française et la cuisine japonaise dans son ensemble sont aujourd’hui toutes deux inscrites au patrimoine mondial de l’Unesco.
(C.Y.)
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