Combien sont-ils ? Quelques dizaines ? Quelques centaines peut-être ?
Ils sont quasiment inconnus dans leur propre pays ou au mieux totalement oubliés, sauf par une poignée de spécialistes ou par quelques personnes, originaires de la même commune et qui en ont plus ou moins vaguement entendu parler. Par contre, ils sont souvent bien plus connus au Japon. Sans être bien sûr de grandes célébrités nationales, on peut affirmer que bien plus de Japonais les connaissent. Ne serait-ce que pour une raison facilement vérifiable et qui permet d’affirmer cela même en l’absence de toute statistique ou toute enquête : ils ont une page Wikipédia à leur nom en japonais mais pas en français !

Ainsi, par exemple, Henri Eugène MARTINET, un paysagiste qui fut notamment le directeur de l’école qui a aujourd’hui pour nom l’École Nationale Supérieure du Paysage de Versailles (ENSP) et qui contribua fortement à la création d’un des parcs les plus célèbres de Tōkyō, le Shinjuku Gyoen. On en apprend plus sur lui, sa vie ou ses réalisations en consultant sa page Wikipédia à condition de savoir lire le japonais, elle n’existe – du moins à ce jour – que dans cette langue.

De même que Paul BRUNAT, un Français qui a été en charge de la construction de la filature de Tomioka, et ce faisant, a grandement contribué au développement de l’industrie dans laquelle la France de l’époque devint la première nation du monde et qui, coté japonais, allait grandement favoriser l’industrialisation et la modernisation du pays, une filature qui fut la plus grande du monde à sa création et qui, 142 ans plus tard, en 2014, a été inscrite au Patrimoine mondial de l’Unesco… Paul BRUNAT, également aux abonnés absents sur la version française de Wikipédia mais qui a bien droit à sa page en japonais.

Autre exemple, Charles Édouard Gabriel LEROUX, un musicien militaire français qui fit partie de la troisième mission militaire française envoyée au Japon entre 1884 et 1889 et qui composa notamment deux marches qui, remixées, furent à l’origine de la Battōtai, la marche militaire référence de l’Armée Impériale Japonaise. Cette marche fait l’objet de plusieurs vidéos sur YouTube, dont l’une dépasse les 1.300.000 vues tout de même ! Eh bien, aussi surprenant que cela puisse paraître, LEROUX a bien une page Wikipédia qui lui est dédiée en japonais, en néerlandais, en coréen et en ukrainien (!) mais pas en français…

Mais dans cette catégorie des Français connus au Japon et inconnus en France, voici peut-être celui qui remporte la palme du plus grand, pour ce qu’il a fait pour le renom de la France, parce qu’il a œuvré dans l’un des secteurs d’activités qui rapprochent le plus la France du Japon – et réciproquement – et parce que, dans le même temps, il est pour ainsi dire complètement inconnu dans notre pays. Il s’appelle Louis BEGEUX. De façon anecdotique, retranscrit en caractères japonais, son nom s’écrit et se prononce « Begyū » en japonais. Difficile de le connaître, et pour cause : non seulement il n’y a aucune page Wikipédia qui lui soit consacrée, mais de plus, son nom ne renvoie à pratiquement aucun site ni aucune page si vous le cherchez dans la version française de Google !

haman10_52tukijihotel450Et pourtant, ce Louis BEGEUX mériterait largement d’être connu et reconnu en France, au moins comme il l’est au Japon, puisqu’il est à l’origine de très grandes et de très profondes relations franco-japonaises dans l’un des secteurs d’activités les plus appréciés de ces deux pays : la gastronomie. En effet, Louis BEGEUX fut le premier chef cuisinier du tout premier hôtel de style occidental construit à Tōkyō en 1868 – son inauguration précéda de quelques mois l’avènement de l’ère Meiji – le Tsukiji Hotel Kan (en illustration-titre de cet article + photo de gauche). Et c’est à ce titre qu’il est considéré par les Japonais comme « le père de la gastronomie française au Japon » !

Son activité dans ce pays ne s’arrête pas là : après avoir quitté cet hôtel qui disparut dans le grand incendie de 1872, Louis BEGEUX officia dans le Grand Hotel Yokohama, puis qu’il tint un établissement nommé le « Restaurant Français » jusqu’en 1886 puis, en 1887, il devint même, comme en atteste la dernière ligne du document en photo à droite, le propriétaire et directeur du Kobe Oriental Hotel, ouvert en 1870 (photo de gauche, cet hôtel aux alentours de 1882), qui fut l’un des établissements majeurs de toute l’Asie. Très peu de témoignages écrits semblent rester de cette époque, comme par exemple celui de ce document issu d’un ouvrage intitulé « A Handbook fooriental_hotel_in_meiji_erar Travellers in Japan » datant de 1891 ou celui que l’on trouve dans une lettre de l’écrivain anglais Rudyard KIPLING qui se rendit au Japon en 1889 et qui, conquis par la cuisine du chef français et par l’accueil des employés japonais du Kobe Oriental Hotel, se serait exclamé «Excellent, Monsieur et Madame Begeux !». Enfin, Louis BEGEUX eut même l’occasion et l’honneur de participer à la confection de quelques banquets donnés au Palais Impérial.

Alors que l’ère Meiji fut l’époque par excellence de l’ouverture du Japon au monde occidental, alors même que les habitudes alimentaires des Japonais furent très largement modifiées durant cette période avec, par exemple, l’autorisation donnée par l’Empereur lui-même de consommer de la viande de bœuf jusque-là interdite, et alors même que, parmi toutes les cuisines, les mets et les recettes occidentales qui furent introduites au Japon, c’est incontestablement la gastronomie française qui fut la plus appréciée et la plus influente, le nom du «père » de cette cuisine au Japon est quasi inconnu du plus grand moteur de recherche… Et de ce fait, on n’a pratiquement aucune information sur lui, même ses dates de naissance et de décès demeurent inconnues !
Ce que l’on sait, c’est juste qu’il séjourna plus de 20 ans au Japon (il semble qu’il soit rentré en France en 1890), qu’il y introduisit la gastronomie française et qu’il est donc le tout premier chef de la prestigieuse liste des grands chefs français qui, depuis les années 1960, se sont succédé au Japon : Raymond OLIVER, le premier chef français à découvrir le Japon en 1964, suivi de Pierre TROIGROS qui, en 1966, inaugura la toute première succursale, au niveau mondial, d’un restaurant « trois étoiles » français à l’étranger – il s’agissait du plus prestigieux restaurant de l’époque « Maxim’s de Paris » dont la succursale fut créée à Tōkyō – puis successivement de Paul BOCUSE, Michel GUERARD, Alain SENDERENS, Alain CHAPEL ou encore Joël ROBUCHON qui ont précédé le plus contemporain Alain DUCASSE et tous ses successeurs.
A noter qu’aujourd’hui, le doyen des chefs français actuellement en activité au Japon est André PACHON (photo de gauche). Il est arrivé à Tōkyō en 1970, cela fera donc 47 ans cette année. Originaire d’Occitanie (Languedoc), il est celui qui a introduit et fait connaître le cassoulet aux Japonais – ainsi que, bien sûr, tous les autres excellents produits du Sud-Ouest. Un grand chef étoilé très connu au Japon, non seulement du grand public à travers ses trois restaurants mais aussi de nombre de professionnels japonais, chefs et sommeliers, qu’il a contribué à former et à qui une page Wikipédia est aussi dédiée. Mais, là encore, uniquement en japonais, pas en français…

Alors, peut-être qu’en 2018, à l’occasion des différentes commémorations qui célèbreront la Restauration de l’ère Meiji et surtout, pour la France, le 160ème anniversaire du tout premier traité franco-japonais, les noms de Louis BEGEUX et d’André PACHON – 1 siècle les sépare – seront mis à l’honneur. Souhaitons-le, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils le méritent amplement !

(C.Y.)