Bushi, mais kashi
Parce qu’il est la plus grande figure légendaire de la période de Meiji alors même qu’il disparait l’année précédant l’avènement de cette nouvelle ère,
parce qu’avec lui, faits historiques et histoires légendaires se confondent,
parce qu’il est un des premiers à avoir vu les « bateaux noirs » de PERRY et qu’il a été, lui le petit samouraï de province, à l’origine de presque tous les événements qui ont conduit à la chute d’un système shogunal vieux de 7 siècles et à la naissance du Japon moderne,
et parce qu’il a été le plus grand héros du bakumatsu et qu’il est pourtant mort assassiné le 10 décembre 1867 sans qu’on ne sache avec certitude, même de nos jours, par qui et pourquoi il l’a été, ce qui contribue à rendre ce personnage historique encore plus légendaire,
voici « la légende de Ryōma », une saga en 12 épisodes dont le dernier, prévu le 10 décembre 2017, constituera notre hommage ultime le jour même du 150ème anniversaire de sa mort.
Nota : Au Japon, SAKAMOTO Ryōma est devenu un héros puis une légende, au fil du temps et à la suite de publications – dont celle de l’écrivain SHIBA Ryōtarō – ou de films ou téléfilms comme par exemple « Ryōmaden », une saga de 48 épisodes diffusée par la NHK tout au long de l’année 2010. Les Japonais eux-mêmes l’ont en quelque sorte re-découvert progressivement et en ont fait l’une des plus grandes légendes nationales, aujourd’hui à l’égal d’un MIYAMOTO Musashi par exemple.
De ce fait, la vérité historique de sa vie et de ses actes a très naturellement été envahie par de multiples mythes ou de supposés actes héroïques ou, à l’inverse, de considérations douteuses ou même de pures inventions. Comme tous les êtres légendaires.
L’évocation de sa vie sur ce site se veut la plus fidèle possible à la réalité historique, bien sûr, mais elle vous est aussi présentée de façon un peu romancée, afin de la rendre peut-être plus lisible qu’une simple successions de dates et de faits. Mais au-delà de la vie de ce personnage, le réel objectif de cette « légende de Ryōma » est bien une évocation de la société japonaise, de son organisation ou encore de sa mentalité avant, pendant et après Ryōma, pour tenter de mieux comprendre ce que fut la période du bakumatsu, ce qu’elle a apporté et comment le Japon s’est transformé, ouvrant ainsi la voie à l’ère Meiji, à la modernisation et à l’occidentalisation du pays. Et en comprenant mieux l’ère Meiji, c’est en définitive le Japon d’aujourd’hui qu’on comprendra sans doute mieux encore.
(L’auteur)
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SAKAMOTO Ryōma est originaire de la province de Tosa, qui correspond grosso modo à l’actuel département de Kōchi, dans le sud de l’île de Shikoku. Cette partie de l’île ouverte sur l’océan Pacifique, un détail qui aura son importance dans la vie future de notre héros. Il y est né le 3 janvier 1836, dans une famille de 5 enfants, deux garçons et trois filles. Ryōma est le petit dernier, ses parents l’ont eu relativement âgés, ce qui explique aussi bien qu’il fut choyé par toute sa famille comme le « dernier cadeau des dieux » que la santé dégradée de sa maman ainsi que le fait que son père exprimera parfois le regret de ne pouvoir, à priori, vivre assez longtemps pour contempler ce que deviendra son fils.
Sa famille était une famille de bushi ou samouraïs : en effet, alors qu’il n’était qu’un simple marchand, un de leurs aïeux avait été appelé comme soldat du seigneur, lequel lui avait alors donné le titre de bushi et l’avait autorisé à fonder sa propre famille, qui prit nom de SAKAMOTO. Le père de Ryōma, également bushi par hérédité, avait la charge de la garde des tombeaux des seigneurs de Tosa. Mais c’était une famille de samouraïs dite de « classe basse », puisque originaire de la caste inférieure des marchands. La branche principale dont elle était issue, la famille SAIDANI, était une famille de fabricants et de négociants, notamment de saké, mais pratiquant également une activité de prêts sur gages. S’ils étaient donc, en tant que marchands, d’une classe sociale inférieure à la famille SAKAMOTO, en revanche, leur commerce florissant leur avait apporté une vraie richesse, dont une partie importante fut transmise à la nouvelle famille lors de son « anoblissement », car cet honneur retombait un peu sur la branche aînée aussi. Et la famille SAIDANI continuait d’aider les SAKAMOTO. C’est ainsi que, malgré des appointements de samouraï de basse classe assez modestes, cette famille jouissait d’une certaine aisance financière, bien meilleure que la plupart des familles de classe sociale équivalente. D’un point de vue matériel, Ryōma ne manqua donc de rien dans son enfance. Sans être toutefois vraiment riche, il convient de bien relativiser : comme on peut le voir sur ses rares photos ou dans quelques fictions, s’il est bien habillé comme un bushi l’est traditionnellement, son hakama (sorte de pantalon large) est plutôt chiffonné, alors que ceux des samouraïs de classe haute étaient à priori impeccablement plissés et repassés (photo de droite). C’est un signe parmi d’autres qui situe bien son niveau social. Mais nous reviendrons plus tard sur sa tenue vestimentaire car celle-ci comportera plus tard une originalité que certains Japonais, admiratifs, qualifient de définitivement unique tandis que d’autres préfèrent le terme d’excentrique…
En France, on a souvent l’habitude de résumer les samouraïs à une seule caste, celle des guerriers. Mais dans la réalité japonaise de l’époque, une très stricte hiérarchie existait au sein de la classe des bushi et des buke (familles de samouraïs), qui comprenait de multiples échelons dont la différence s’exprimait de façon plus ou moins forte selon les provinces. A Tosa, les bushi du niveau supérieur, les jōshi, étaient particulièrement hargneux et dédaigneux envers les kashi, les bushi de bas niveau, les traitant volontiers à l’égal des chats ou des chiens, pire que la classe officiellement inférieure des marchands ou des paysans. Sous prétexte que si les jōshi étaient des samouraïs de père en fils sur plusieurs générations, avec ce titre conquis sur les champs de batailles, les kashi étaient souvent des « parvenus », des marchands ou même des paysans ayant gagné suffisamment d’argent pour, selon une coutume en vigueur, s’acheter une charge de samouraï. Ainsi, quand un kashi croisait un jōshi, il devait s’agenouiller et le saluer face contre terre pour lui céder le passage.
On peut ainsi comprendre l’un principaux traits de caractère de Ryōma. Quoique bushi lui-même, mais de la classe des kashi, victime lui-même de l’humiliation constante des jōshi, il nourrira dès sa jeunesse une réelle rancœur, moins envers cette classe prétendue supérieure elle-même qu’envers cette coutume et cette tradition qui autorisaient la ségrégation des classes dites inférieures.
Dans sa jeunesse, il sera de façon naturelle très attaché à son domaine natal. Pour bien comprendre ce sentiment, il faut prendre en compte une réalité de l’époque : le Japon existe certes en tant que nation, mais chaque Japonais éprouve bien plus le sentiment d’appartenance à son domaine et à son « clan » ou han qu’à une nation. Avant même que d’être un « Japonais », on est d’un han. Ceci s’explique notamment par l’isolationnisme qu’a connu le Japon pendant plus de 200 ans : ayant été coupée du reste du monde pendant très longtemps, la population n’avait pas vraiment conscience d’appartenir à une nation qui se positionnerait par rapport à d’autres nations. Et si un Japonais devait se définir par rapport à d’autres, c’était bien en fonction de son domaine d’origine. Ryōma se présente donc comme tous les autres : il vient, il est avant toute chose, du Tosa-han.
Plus tard, en voyageant, il va cependant se rendre contre que dans d’autres provinces, la ségrégation entre bushi ne s’exprime pas de façon aussi humiliante qu’à Tosa. Notamment dans les grandes villes comme Edo où jōshi et kashi se croisent en permanence, ces derniers ne pouvant pas se prosterner à chaque passage d’un jōshi – à moins que ce ne soit visiblement un seigneur de haut rang. Cette découverte l’aidera à se détacher de sa région, aussi bien physiquement qu’intellectuellement. Et par ailleurs, sa confrontation à des étrangers lui permettra de devenir l’un des tous premiers à appréhender les choses en tant que Japonais, en tant que « fils » d’une nation toute entière et non seulement en tant que « fils » d’une province. C’est un point essentiel de sa mentalité qui permet de mieux comprendre un certain nombre de choix qu’il fera plus tard dans sa vie, des choix souvent différents de ceux de ses compatriotes et parfois jugés insensés par certains. Mais aussi géniaux par d’autres.
De constitution et de caractère plutôt faibles dans son enfance, Ryōma était très aimé de son père mais il l’inquiétait : cet enfant plutôt peureux et pleurnichard n’était manifestement guère destiné à devenir un grand samouraï fort et courageux et donc faire honneur à son rang. Mais Ryōma fut en quelque sorte « sauvé », d’abord par sa mère, qui l’entourait de son amour et de sa confiance maternelle. La légende dit qu’elle avait une foi inébranlable en lui et qu’elle était persuadée qu’il deviendrait un « grand »homme promis à une grand destin. Elle ne se trompait pas, mais elle n’eut malheureusement pas le temps de le voir. Affaiblie par une longue maladie, elle disparut alors que Ryōma n’avait que 10 ans. Mais après ce décès prématuré – traumatisé par la mort de sa mère, on dit qu’il était sujet à l’énurésie (pipi au lit) jusqu’à l’âge de 12 ans – le jeune garçon fut pris en charge par sa grande sœur Otome, de quatre ans son ainée, dont il était le chouchou. Otome, qui joua ainsi quasiment un rôle de mère, fut une sœur qui le soutint, qui le réconforta, mais qui surtout l’aida à s’affirmer et à s’affermir, et qui, pour ce faire, l’inscrivit dans un cours de kenjutsu pour apprendre le maniement du sabre. Ryōma grandit, entouré de quelques amis, dont une amie d’enfance, HIRAI Kao, qui est aujourd’hui reconnue comme ayant été, un peu plus tard, son tout premier amour. Un certain nombre de lettres qu’ils échangèrent et retrouvées plus tard en témoignent.
Si les résultats scolaires de Ryōma furent semble-t-il très moyens, de réels talents d’escrimeur se révélèrent au fur et à mesure de sa croissance physique, tant et si bien qu’à la fin de son adolescence, il atteignit un niveau tel qu’une idée l’envahit : partir à Edo pour y suivre l’enseignement d’un des plus grands dōjō de kenjutsu de la capitale shogunale. Mais il lui fallait pour cela obtenir l’autorisation expresse du Seigneur de Tosa. Comme nous l’avons vu plus haut, chaque province était en quelque sorte un « pays » en soi, en franchir les frontières sans autorisation – on dirait de nos jours sans visa – constituait un acte passible de la peine de mort car considéré comme crime de haute trahison. C’est aussi de cette façon que les seigneurs de chaque province tenaient leur population d’une main ferme et la gardaient totalement sous contrôle. Mais la qualité de samouraï de son père ainsi que son talent au maniement du sabre firent que le Seigneur donna son autorisation pour une année d’apprentissage, et c’est en mai 1853, à l’âge de 17 ans à peine, et après un voyage d’environ 1 mois, que Ryōma se retrouva à Edo et devint l’un des élèves de CHIBA Sadakichi, grand maître du Chiba dōjō représentant l’école (ou style) Hokushin Ittō Ryū. CHIBA Sadakichi était très réputé comme étant le maître-fondateur de l’un des trois grands plus prestigieux dōjō d’Edo qu’il avait fondé avec son frère Shūsaku. Mais ce dōjō étant réservé aux joshi, il avait ensuite ouvert son propre Okemachi Chiba dōjō, une école destinée à accueillir les kashi et les gens du peuple. Dans le privé, il était le père d’un fils, Jūtarō (la tombe des des deux hommes se trouve aujourd’hui dans le cimetière Zōjigayareien dans le quartier Minami-Ikebukuro à Tōkyō, où par ailleurs se trouve aussi la tombe de l’écrivain NATSUME Sōseki, photo de gauche) et de 3 filles, dont Sanako, une jeune fille digne héritière de son père et l’une de ses meilleures élèves, hommes et femmes confondus.
Ryōma logeait dans une petite chambre située dans la résidence de Tosa. Ces résidences de domaines ou hantei étaient, à cette époque, presque comparables aux ambassades actuelles, représentant leur domaine dans la capitale shogunale et bénéficiant d’une certaine immunité : seuls les habitants originaires du domaine pouvaient y entrer et même la « police » ordinaire du shōgun ne pouvait y pénétrer sans autorisation spéciale. Elles étaient la conséquence de la volonté du shōgun d’avoir près de lui, à cadence régulière, les seigneurs eux-mêmes ou leur très proches représentants, ainsi que des envoyés permanents des domaines, pour les tenir informés de toutes ses décisions mais aussi pour les surveiller. Les grands domaines possédaient ainsi des hantei à Edo ainsi qu’à Kyōto ou dans la ville voisine d’Ōsaka et même plusieurs hantei par ville, de niveau et de confort plus ou moins élevé en fonction de la qualité de ses occupants. Ryōma, vu son rang et sa jeunesse, occupait ce qui correspondrait chez nous à une petite chambre de bonne. Mais il était heureux, recevant un enseignement de très haut niveau dans l’art de manier le sabre, ce qui, pour un bushi, était l’essence même de sa vie. Et puis, déjà, la jeune Sanako semblait conquise par le beau jeune homme… De quoi donner une motivation supplémentaire à l’entrainement !
Mais cela ne faisait pas trois mois qu’il était arrivé à Edo quand survint un événement que nul n’attendait – si ce n’est l’entourage rapproché du shōgun qui avait été alerté quelques semaines auparavant. Un énorme événement qui devait bouleverser le destin du Japon tout entier : le 8 juillet 1853, les quatre navires du commodore Matthew PERRY entrèrent dans la baie d’Edo. Le bruit de cette apparition se répandit à la vitesse de l’éclair, et donc très vite informé par l’un de ses compagnons d’entrainement, on dit que Ryōma se précipita à Uraga pour voir de ses yeux ces fameux « bateaux noirs » comme, déjà, les Japonais épouvantés avaient surnommé ces navires d’une taille jamais vue jusque là, à la coque toute noire, manifestement lourdement armés, pouvant naviguer même sans voile et rejetant une épaisse fumée noire. Et on dit que c’est en les apercevant que Ryōma prit immédiatement conscience du danger monumental que représentaient ces bateaux et leurs occupants étrangers : ce n’était pas que Edo, mais bien son pays tout entier était en danger de guerre. Une lettre qu’il écrivit à sa famille datant de ce moment rapporte ses mots, caractéristiques d’un tout jeune samouraï : « si la chose tourne à la guerre, je couperai les têtes de tous ces étrangers d’abord et je ne rentrerai qu’ensuite ».
Mais s’il était conscient du danger potentiel que représentaient ces « bateaux noirs » pour son pays et si, comme tout bushi, il avait envie de briller grâce à son katana, Ryōma ignorait encore que son destin serait bien plus extraordinaire que de simplement livrer bataille à quelques « barbares » venus d’un pays et d’un monde dont il ignorait encore à peu près tout…
(à suivre dans le 2ème épisode).
Statue de SAKAMOTO Ryōma, dominant la plage Katsurahama à Kōchi, sa ville natale.
« Mon vrai rêve à moi? Avoir mon bateau-noir, y embarquer ma famille et découvrir le monde…. »
(C.Y.)