La Convention de Kanagawa
 
SAKAMOTO Ryōma a vu les bateaux noirs. Il les a vus de ses yeux, il a pu de lui-même en apprécier l’effrayante grandeur, l’aspect terrifiant, l’angoissant armement.
 
On dit qu’il aurait immédiatement pris conscience du danger potentiel qu’ils représentaient. A savoir non pas seulement 4 bâtiments de guerre capables de bombarder une côte ou un port, mais la menace, bien plus globale, d’une possible colonisation, à terme, de tout son pays. Comme l’avait été notamment la Chine par les Anglais quelques années auparavant. Et cette menace de colonisation à long terme entrainait une autre conséquence bien plus directe et à bien plus immédiate : le refus du Japon d’accéder à la demande américaine d’ouvrir ses ports aux navires US pouvait déclencher une guerre contre cet ennemi – manifestement bien plus fort. Ryōma de doutait pas du courage des Japonais, mais leur faiblesse en terme de matériels, d’équipements et d’armes, lui était soudain apparue. Et une question commença à l’envahir et à l’obséder : que pouvait faire un katana, un sabre, contre un canon ? Et tout naturellement, il en vint à se poser une question encore plus profonde : cet entrainement qu’il suivait dans le dōjō du maître CHIBA Sadakichi, cet art du maniement du sabre qu’était le kenjutsu, à quoi pouvait-il dorénavant servir face à une armée « moderne » ? Qu’est-ce que valait un samouraï face à un militaire américain ? Que valait dorénavant la tradition japonaise face au modernisme occidental ?
 
Le commodore Matthew PERRY était venu, porteur d’une lettre du Président des États-Unis comportant un ultimatum : soit le Japon s’ouvrait de lui-même, soit il y serait contraint par la force (en réalité, cette menace ne figurait pas de manière explicite dans la lettre, le Président américain ayant fermement recommandé à PERRY de ne pas provoquer de conflit militaire avec le Japon. Mais PERRY, pour les besoins de ses négociations, avait tout de même brandi oralement cette menace). Les émissaires du shōgun avait bien essayé de gagner du temps en commençant par dire qu’ils n’étaient pas habilités à recevoir cette lettre, qu’elle devait être remise aux autorités de Nagasaki, les seules autorisées à négocier avec les étrangers. Celles-ci transmettraient ensuite cette lettre au shōgun, telle était la procédure. Mais PERRY savait que cela n’était qu’une manœuvre de diversion pour retarder les négociations ou même peut-être le décourager, il refusa de s’y plier. Et face à sa menaçante insistance, les Japonais durent céder et accepter cette lettre. C’était là leur première défaite symbolique. Et après 10 jours de présence, PERRY leva l’ancre en promettant de revenir au printemps suivant pour entendre la réponse du shōgun.
 
Le gouvernement shogunal connut une seconde défaite symbolique quelques jours plus tard.
Un événement imprévu et grave l’y conduisit : une semaine après le départ de PERRY, le shōgun TOKUGAWA Ieyoshi décédait brutalement, plongeant un peu plus encore son gouvernement dans la crise. Et si son successeur fut immédiatement nommé en la personne de son fils Iesada, celui-ci, de constitution faible aussi bien physiquement que mentalement, ne semblait pas à même de pouvoir prendre des décisions importantes engageant l’avenir du pays. Son gouvernement prit alors une décision qui pouvait paraître empreinte de sagesse, mais qui fut aussi perçue comme étant l’aveu d’une très grande faiblesse : pour la première fois depuis l’avènement de la dynastie TOKUGAWA, c’est-à-dire pour la première fois en près de 250 ans, il réunit l’ensemble des représentants à Edo des principaux domaines du Japon et les consulta. Il leur demanda leur avis sur la conduite à tenir: accéder à la demande de PERRY ou refuser, au risque d’engager une guerre? Un incroyable aveu de faiblesse de la part d’un gouvernement au pouvoir jusque là absolu. La réaction de ces représentants fut unanime : devant la gravité des faits, il leur fallait consulter leurs seigneurs respectifs. C’est ainsi que cette affaire, au lieu de rester confinée au Château d’Edo, fut rapidement connue dans tous les domaines de province.
 
Et c’est ainsi que, presque immédiatement, cette affaire, qui se transforma bien vite en rumeur (accompagnée de caricatures des bateaux noirs crachant le feu tels des dragons, de PERRY ressemblant à un ogre aux étranges cheveux blonds et aux angoissants yeux bleus…), se répandit dans tout le Japon, et notamment dans les domaines de l’ouest, Chōshū, Tosa, Nagasaki et Satsuma. Des domaines géographiquement les plus proches du continent et qui, de ce fait, avaient une certaine connaissance des étrangers. Nagasaki surtout, où la petite île de Dejima, située juste en face de la ville avait été le seul port autorisé à accueillir les bateaux hollandais pendant toute la durée du sakoku (politique d’isolationnisme). Mais aussi dans les autres domaines cités plus haut où, si cette politique du sakoku était bien sûr en vigueur, il existait malgré tout des liens avec les pays asiatiques voisins, notamment en raison d’échanges secrets et de contrebande. Et c’est pourquoi l’on connaissait aussi l’histoire récente de la Chine, proprement colonisée par les Anglais et dont une partie de la population avait pratiquement été réduite à l’état d’esclavage. Et c’est ainsi que, dans ces domaines, auprès de tous ceux qui avaient quelque instruction et qui notamment savaient écrire, naquit un mouvement inconnu au Japon jusque là : une sorte de grande consultation populaire et démocratique. Tous ceux qui pensaient pouvoir – ou même devoir – le faire, se mirent à rédiger des propositions qui furent adressées à leur seigneur.  Et face à la menace américaine, la réponse qui constitua la grande majorité de ces propositions fut la guerre. Il fallait résister. C’est ainsi que très rapidement, naquit ce sentiment résumé ou exprimé par une courte expression : jōi, qui signifiait « repousser les barbares étrangers ».
A travers tous ces événements, on mesure sans doute mieux le désarroi dans lequel furent plongées aussi bien les autorités shogunales que la population dans son ensemble.
 
A Edo, Ryōma, bien qu’ignorant tout de ces grandes manœuvres politiques et de la réaction des populations des domaines de l’ouest, avait donc eu le même sentiment. La guerre lui semblait non seulement inévitable mais elle constituait également la seule solution acceptable en tant que samouraï. Pourtant, à l’inverse de la plupart de ses compatriotes, il avait observé les bateaux noirs et il ne voyait pas comment y résister et les combattre. Son sabre lui semblait soudain bien petit et bien inefficace par rapport aux armes étrangères. De retour dans son dōjō de kenjutsu, s’il continuait de s’entraîner, la conviction n’y était plus. Il était continuellement plongé en plein doute, ce dont son maître ne tarda pas à s’apercevoir. Et si Ryōma parvint à nier son profond trouble durant quelques jours, il finit par « craquer » et avoua tout à son maître CHIBA Sadakichi :
« Sensei (Maître), je ne vois plus à quoi cela peut servir d’apprendre le maniement d’une arme inefficace face aux canons des étrangers ».
Cette phrase était des plus graves. Car elle n’était pas seulement la remise en cause d’un enseignement, elle remettait aussi en question la nature même du samouraï dont le sabre était son âme, et le combat, sa raison d’être.
La réponse de CHIBA ne se fit pas attendre :
« Si tu penses que l’apprentissage du maniement du sabre n’a pas de sens, que fais-tu donc ici ? Sors immédiatement de ce dōjō ! ».
 
Ainsi renvoyé, Ryōma erra dans Edo pendant de longues semaines, en proie à ce doute quasi existentialiste pour lui. Il s’en ouvrit à un nouvel ami qu’il s’était fait et avec lequel on dit qu’il avait vu les bateaux noirs au large de Shimoda, un jeune samouraï du domaine de Chōshū du nom de KATSURA Kogorō. Mais celui-ci, pourtant rongé par les mêmes doutes que Ryōma, avait refusé de l’aider : « Ne demande pas à un autre de régler à ta place un problème qui engage ton propre destin ! ». Cependant, face à l’insistance de SAKAMOTO, il accepta de lui faire rencontrer son propre professeur dont il avait appris la présence sans la région, un très grand intellectuel du nom de YOSHIDA Shōin (photo de gauche, sa statue que l’on trouve aujourd’hui à Shimoda). Celui-ci, convaincu de l’extrême avance des États-Unis sur le Japon, n’avait qu’un seul souhait : se rendre dans ce pays et le découvrir par lui-même. Et c’est en apprenant la présence de PERRY et de ses bateaux qu’il était venu à Edo, avec l’espoir qu’il pourrait y embarquer. Quitte à devenir un hors-la-loi, en sortant du Japon où la loi du sakoku était toujours en vigueur, ce qui était donc considéré comme un acte de haute trahison et passible de la peine de mort. Mais quand Ryōma lui demanda de l’accompagner, YOSHIDA le renvoya durement : « se rendre en Amérique ne se décide pas sur un coup de tête ou en accompagnant quelqu’un de façon opportuniste, c’est quelque chose qui ne se conçoit que si, comme moi, on en a fait l’objectif majeur de sa vie. Mais toi, tu ne sais même pas encore quel est ton réel objectif… ».
Une nouvelle fois refoulé, Ryōma fut réquisitionné pour faire partie de troupes affectées à la défense de différents sites débouchant sur la baie, dont le plus important se trouvait près d’Uraga. Après le départ de PERRY, le gouvernement shogunal avait en effet décidé de fortifier cette côte en prévision du retour de PERRY au printemps suivant. Il s’imaginait pouvoir peut-être refuser son ultimatum mais sans provoquer de guerre, s’il pouvait montrer au commodore américain une région lourdement armée et prête à se défendre.
 
Mais PERRY était un fin stratège, et il revint au Japon plus tôt qu’il ne l’avait annoncé. Sans attendre le printemps et ses beaux jours, il réapparut dès le mois de février 1854. De plus, il exigea que les négociations aient lieu plus près de la capitale shogunale d’Edo, laquelle serait attaquée par ses navires et ses soldats en cas de refus. Et pour appuyer ses menaces, il se dirigea avec ses bateaux à l’entrée de la baie d’Edo. Pris de court, les responsables japonais ne purent que se plier aux exigences de PERRY et les négociations débutèrent dans un petit port de pêche du nom de Yokohama. Conscients que la guerre devait être évitée, Japonais comme Américains acceptèrent de faire des concessions réciproques. Le Japon ouvrirait, en plus de Nagasaki, deux ports aux navires américains, Shimoda et Hakodate. De son coté, PERRY (qui se devait d’éviter la guerre à tout prix selon les ordres de son Président) acceptait que le traité ne comporte pas de volet commercial, les bateaux américains ne pouvant que s’approvisionner en eau, en vivres et en charbon. C’est ainsi que fut signé, le 31 mars 1854, le Nichibei Washin Jōyaku appelé en français « la Convention de Kanagawa », du nom du domaine dans lequel se trouvait le port de Yokohama (à droite, photo de la plaque commémorative que l’on trouve de nos jours dans le centre de cette ville devenue la deuxième plus grande ville du pays après Tōkyō).
Mais en signant ce traité, s’il évitait la guerre et donc peut-être le pire, le gouvernement shogunal mettait, de fait, fin à sa politique isolationniste qui avait débuté en 1639, soit 215 ans auparavant, et qui avait contribué au maintien de la paix comme à celui de l’autorité absolue des TOKUGAWA. Dorénavant, le Japon ne serait plus le même…
 
De son coté, Ryōma avait réfléchi. Il n’avait pas encore une vision très nette de ce que serait son avenir, mais il avait compris ce que devait être sa « voie » à court terme.
Il revint au CHIBA dōjō et implora son maître de lui pardonner ses errances.
« Sensei, je me suis trompé. Je considérais le kenjutsu comme un simple apprentissage pour savoir me battre. J’ai compris que je me devais de découvrir, c’est qui je suis et ce que je dois être, en tant qu’homme. Et j’ai réalisé que le sabre et surtout l’entrainement à son maniement, s’il était poussé à l’extrême, me permettrait de comprendre qui je suis et quel mon destin. Je vous demande d’accepter de me laisser reprendre mon entrainement. S’il vous plait !
– Une seule question, SAKAMOTO. Penses-tu pouvoir vaincre les bateaux noirs grâce à ton sabre ?
– Ce n’est pas mon sabre qui pourra éventuellement les battre, ce sera SAKAMOTO Ryōma, ce sera moi. Ce sera l’homme que je deviendrai, grâce à mon apprentissage, qui le pourra peut-être.
– … Haha ! Et bien, ça t’en a pris du temps ! File vite te préparer pour l’entraînement ! »
 
CHIBA Sadakichi avait vu que Ryōma avait parfaitement compris le vrai but du kenjutsu : non pas le « simple » apprentissage du maniement d’une arme, mais l’accomplissement du samouraï en tant qu’être humain digne de ce nom. Et c’est pourquoi il l’autorisa à reprendre son entrainement pour les quelques semaines qui lui restait : en effet, son autorisation de séjour à Edo, d’une durée d’un an, touchait presque à son terme. Et c’est en mai 1854 que Ryōma s’en retourna dans son domaine de Tosa. Non sans avoir promis à son maître CHIBA Sadakichi de revenir dès que possible pour poursuivre son apprentissage. Et non sans avoir fait la même promesse à sa fille Sanako, dont les sentiments pour le beau samouraï, s’ils étaient restés platoniques, n’en étaient pas moins connus du principal intéressé…
 
(à suivre dans le 3ème épisode).
 
 
 
 
Sur les traces de Ryōma.
 

 
Cette photo représente une statue de SAKAMOTO Ryōma que l’on peut trouver tout près de la station Tachiaigawa dans le quartier de Shinagawa à Tōkyō. C’est en effet dans se quartier que se situait l’une des annexes de la « résidence du domaine de Tosa » dans laquelle Ryōma élu domicile durant son séjour à ce qui à cette époque s’appelait encore Edo. C’est de là qu’il se rendait au dōjō de kenjutsu de CHIBA Sadakichi, situé lui tout près de l’actuelle « gare de Tōkyō ».
 
A l’époque, ce quartier de Shinagawa débouchait directement sur la mer, on y trouvait des plages de sable – aujourd’hui, la mer se trouve plus loin, en raison de nombreuses terres « artificielles » gagnées sur l’océan. Le domaine de Tosa y possédait donc des annexes de sa résidence, servant principalement de lieu de débarquement et de stockage de tous types de marchandises en provenance ou à destination de Tosa. Et l’on a retrouvé dans le sous-sol de ce quartier des rochers qui ont été utilisés pour fortifier ces plages et renforcer le sable trop mou afin d’accueillir des canons contre une éventuelle menace américaine lors du retour du commodore PERRY en 1854, après sa toute première venue en 1853. Ces rochers ont fait l’objet d’une sorte de mémorial appelé Hamagawa hōdai ato ou, littéralement, les « restes de la batterie de Hamagawa », dédié lui aussi pour partie à la « légende de Ryôma ».
 

 
 
(C.Y.)