(Nota: les illustrations de cet article sont numérotées de 1 à 23, leur descriptif se trouve en bas de page.
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Quand on parle de l’estampe japonaise, nous avons tout de suite en tête les célèbres okubi-e de Utamaro, les beautés de Harunobu, les paysages de Hokusai et de Hiroshige de la première moitié du XIXème siècle, mais la seconde moitié du XIXème n’en est pas moins féconde et compte de nombreux chefs-d’œuvre de Hiroshige, Kuniyoshi , Yoshitoshi, Kunichika et autres artistes importants…
 
Après l’arrivée du commodore PERRY en 1853, et en 1854, le Japon connut de nombreux bouleversements, bien entendu politiques mais aussi culturels. Tandis que les grands maîtres de l’estampe japonaise de l’époque comme Toyokuni III (connu aussi sous son nom de jeunesse de Kunisada) et Hiroshige restèrent dans un certain classicisme, de nombreux artistes comme Kuniyoshi s’affranchirent du point de vue ancien pour créer de nouvelles œuvres souvent parodiques et satiriques contre le pouvoir shogunal.
 
Hiroshige créa de nombreuses séries entre 1853 et sa mort en 1858 mais une de ses séries les plus importantes fut conçue entre 1856 et 1858. Cette série est bien entendu celle des « 100 vues d’Edo », mais comme son nom ne l’indique pas, elle compte 119 estampes. Cette série au format ōban (environ 36 x 25 cm) vertical est sans doute le chant du cygne de son auteur et elle inspira de nombreux artistes comme Vincent Van GOGH ou Claude MONET (à gauche, n°1).
 
Kuniyoshi, le chantre des estampes de guerriers, créa quant à lui de nombreuses estampes satiriques et humoristiques pendant cette période propice à de nombreuses critiques contre le shogunat. Comme Utamaro, il eut droit à un séjour en prison pour une de ses œuvres.
Quand on évoque l’époque Bakumatsu dans les estampes japonaises, on pense tout de suite aux estampes que l’on nomme yokohama-e (estampes sur les étrangers, les animaux exotiques ou sur la ville elle-même) mais avant ce genre particulier, il y eut un autre mouvement plus ancien représentant les estampes sur les étrangers. Ce sont les nagasaki-e ou estampes sur Nagasaki représentant la ville par des cartes ou par des œuvres sur les commerçants hollandais et chinois qui peuplaient l’île de Dejima. Il y eut aussi des représentations de marins russes et anglais avant les excursions du commodore PERRY et de ses vaisseaux noirs. A partir de la fin des années 1850, nous pouvons voir des œuvres sur des vaisseaux américains et français aussi. La quasi intégralité des estampes dites de Nagasaki ne sont pas signées (à droite, n°2).
 
A Edo, de nombreux jeunes artistes, pour se faire connaître et répondre à une demande de plus en forte du public sur les étrangers et leurs mœurs, peignirent à leur tour les occidentaux qui s’établirent dans la ville de Yokohama (à gauche, n°3, à droite, n°4). Des artistes comme Yoshitora, Yoshikazu, Yokoshiiku, Kyōsai, Sadahide et Hiroshige II donnèrent leurs lettres de noblesse aux estampes yokohama-e entre 1859 et 1864 pour la période la plus faste de ce genre entier. Ils vendirent de nombreuses estampes individuelles mais aussi des diptyques, triptyques et parfois des polyptyques. Kuniyoshi lui-même fit deux triptyques sur Yokohama avant sa mort et Toyokuni III, un de manière détournée. Toutes les nations présentes au Japon furent représentées, ainsi que les animaux exotiques qu’amenèrent les occidentaux comme les éléphants et les tigres (à gauche, n°5, à droite, n°6).
 
Cependant, de nombreuses estampes de guerriers dans un style plus classique virent le jour. Certaines sont des pastiches ou des parodies des événements qui bouleversèrent le Japon dans ces années-là. Les artistes utilisaient des batailles anciennes ou des parodies pour faire passer un message politique ou échapper à la censure (à gauche, n°7, à droite, n°8).
 
Certaines estampes de cette époque furent sans doute des commandes de sources proches du pouvoir comme les séries sur le Tōkaidō montrant le voyage du shōgun et de sa suite entre Edo et Kyōto. Entre 1868 et 1869, il y eut la guerre de Boshin et de nombreux artistes en profitèrent pour peindre la guerre et ses différentes batailles (de Fushimi ou comme ici à Ezo, à gauche, n°9).
 
A partir des années 1870 et jusqu’à la fin des années 1880, le style bunmeikaika apparaît avec l’occidentalisation du Japon. Ce sont les premières estampes sur les trains, le premier télégraphe, les bâtiments construits en brique rouge comme en Occident, les premiers tramways, etc. (à gauche, n°10, à droite, n°11). Ce fut une période très intense au niveau artistique, culturel et historique. Il y eut de nombreuses œuvres sur Yokohama mais c’est sans doute une erreur de les appeler yokohama-e car la plupart représentent Tōkyō (nouveau nom d’Edo).
 
Il y eut entre 1870 et 1880 de nombreux triptyques qu’on nomme aka-e (les « estampes rouges » à cause de la prédominance de cette couleur, une particularité de cette époque). Beaucoup représentent des beautés certaines avec le jeune empereur Meiji, des estampes de théâtres ou bien la guerre de Seinan (connue sous le nom de « rébellion de Satsuma » en français) entre l’armée impériale et les forces commandées par SAIGŌ Takamori. De plus en plus d’estampes essayèrent de coller à l’actualité. Nombre d’entre elles servirent d’illustrations pour les journaux (à gauche, n°12).
A partir de 1880, il y eut un retour aux sujets plus traditionnels, avec les estampes de beautés d’artistes comme Chikanobu ou autre Gekkō, peignant les beautés des siècles passés ou pendant le shogunat ainsi que des œuvres célébrant la famille impériale. Chikanobu fit en outre de nombreuses estampes avec des beautés portant des robes occidentales dans le style victorien.
 
Ensuite, avec la guerre sino-japonaise de 1894-1895 et russo-japonaise de 1904-1905, les estampes se firent plus journalistiques en représentant ces grandes batailles. Cependant la photographie remplaça peu à peu les estampes et, progressivement, le nombre d’œuvres s’amenuisa avec le temps (à gauche, n°13, à droite, n°14).
 
De grands artistes de l’époque Meiji sont à signaler, qui caractérisent bien cette période par leur dynamisme. Tout d’abord, KOBAYASHI Kiyochika (1847-1915), qui révolutionna le genre de l’estampe dans les années 1880 avec ses œuvres sur Tōkyō (à gauche, n°15). Il fut un élève de Charles WIRGMAN (1832-1891), un illustrateur anglais, et de KAWANABE Kyōsai. Il s’intéressa à la gravure occidentale, à la lithographie et à la photographie. Beaucoup de ses œuvres jouent sur le clair-obscur, avec un rendu très moderne pour l’époque. Il eut comme élève INOUE Yasuji.
 
KAWANABE Kyōsai (1831-1889) fut sans doute l’artiste le plus créatif de cette époque. Il est considéré comme l’un des plus grands caricaturistes du Japon (à gauche, n°16). Il commença comme élève de Kuniyoshi avant de s’affranchir du style de son maître pour créer le sien propre, un peu plus désordonné et parfois violent. Il rencontra Emile GUIMET et Felix REGAMEY pendant leur séjour au Japon.
 
Yoshitoshi (1839-1892), lui aussi élève de Kuniyoshi, fut sans doute l’artiste le plus populaire de l’époque Meiji avec ses estampes sur les beautés (la série des « 32 aspects des coutumes et des manières », à gauche, n°17) ou ses séries sur les fantômes comme « 100 histoires de fantômes de la Chine et du Japon » (1865-1866) ou encore « Nouvelles formes de fantômes » (1889-1892). Sa série la plus célèbre est « Cent aspects de la Lune » (à droite, n°18) représentant la lune à travers divers personnages historiques, mythologiques ou issus de la littérature. (1885-1892).
 
TOYOHARA Kunichika (1835-1900) commença sa carrière dans l’atelier de Toyokuni III et, comme son maître, s’orienta vers les estampes de beautés (bijin-ga) et surtout vers les estampes d’acteurs du théâtre kabuki (yakusha-e), très recherchées par les amateurs. Il fut sans conteste le plus grand artiste de ce genre à l’époque Meiji (à gauche, n°19).
 
Chikanobu (1838-1912) connu une vie trépidante avant de devenir l’artiste qui peignit le mieux les beautés de son époque et du temps ancien. Il était issu d’une famille de samouraïs allié au clan TOKUGAWA et participa à la défense d’Edo. Il fut un élève de Kunichika, mais se consacra essentiellement à peindre des beautés. Une part très importante des estampes des beautés de cette époque provient de son atelier (à gauche, n°20).
 
Outre les grands thèmes des estampes, il y eut d’autres genres d’estampes qui continuèrent à l’époque de Meiji. Tout d’abord, les « images de printemps » ou shunga perdurèrent jusqu’à la fin de cette époque. Une production importante des œuvres de ce genre particulier provient de l’époque Bakumatsu avec beaucoup de livres et d’estampes de petit format.
Les estampe dites éducatives (kyōiku-e) furent très appréciées pendant l’époque Bakumatsu et Meiji ainsi que les omocha-e ou « estampes de jeux » qui ravirent de nombreux enfants (à gauche, n°21). Les jeunes découpaient des personnages et s’amusaient à leur mettre de nouvelles coiffures ou autres (à droite, n°22). Il y eut aussi des estampes représentant des animaux dans le quotidien des hommes, le tout dans un style humoristique très poussé.
 
A partir de la guerre sino-japonaise et jusqu’à la guerre russo-japonaise, il n’y eut plus de séries d’estampes individuelles et beaucoup d’artistes illustrèrent des romans ou des magazines pour survivre. On nomme ce genre kuchi-e ou zasshi-e (à gauche, n°23). Dans chaque roman, était insérée une estampe sur bois, voire plusieurs, ou des lithographies en frontispices. Des artistes reconnus participèrent à ce genre particulier comme MIZUNO Toshikata (1866-1908), élève de Yoshitoshi, OGATA Gekkō (1859-1920) ou KABURAGI Kiyokata (1878-1972) qui deviendra par la suite un des plus grands peintres du Japon. Ils apportèrent ce soupçon de modernisme qui permit le renouveau et la renaissance de l’estampe à l’époque Taishō avec le mouvement shin-hanga, mais ceci est une autre histoire…
 
 
Descriptif des estampes
 
– En couverture: Chats dans un onsen par Yoshifuji (voir l’estampe entière plus bas dans les bonus)
– n°1: Ushimachi à Takanawa, de la série des « 100 vues d’Edo » par Hiroshige (1857)
– n°2: Navire français (nagasaki-e) vers 1850-1860
– n°3: Une promenade à Miyozaki par Yoshimori (1860)
– n°4: Intérieur d’un navire américain par Yoshikazu (1861)
– n°5: Un marchand hollandais et une pivoine par Sadahide (1861)
– n°6: Éléphant indien par Yoshikazu (1861)
– n°7: La grande bataille de l’attaque nocturne du palais Horikawa par Yoshitora (1860)
– n°8: L’attaque sur Balhae en Corée par Yoshitora (1860): parodie explicite des événements secouant le Japon
– n°9: Bataille d’Ezo (1868)
– n°10: Ambassade de France par Hiroshige II (1869)
– n°11: Chemin de fer dans la région d’Osaka par Konobu (décennies 1870-1880)
– n°12: Illustration de faits divers pour Tōkyō Nichi Nichi shinbun par Yoshiiku (décennies 1870-1880)
– n°13: Reconnaissance des troupes ennemies près de Yingkou par NITTA Seizō (1895)
– n°14: Bataille de RyūŌ-Bō par OGATA Gessan (1904)
– n°15: Feux d’artifices à Nakasu sur la rivière Sumida par Kiyochika (1881)
– n°16: Fudō Miōyō et ses assistants, de la série « les dessins pour le plaisir » par Kyōsai (1874)
– n°17: Ça a l’air de gratter, de la série « 32 aspects des coutumes et des manières » par Yoshitoshi (1888)
– n°18: La lune au-dessus de la fenêtre en ruine, de la série des « 100 aspects de la lune » par Yoshitoshi (1886)
– n°19: Parodie de FUJIWARA Yasumasa par Kunichika (années 1870)
– n°20: Vêtements occidentaux de la série « coutumes de la capitale de l’est en utilisant des homonymes du mot fuku » (ici yōfuku) par Chikanobu (1889
– n°21: Imager japonais vers les années 1880
– n°22: Estampe à découper pour changer la coiffure de la beauté par Chikanobu (1887)
– n°23: Baigneuse par TERASAKI Kōgyō (1903)
 
 

Bonus estampes


La capitale de la France
par Yoshitora(1862)

 

Le prince Genji se rendant à Gankiro
par Toyokuni III (1860)

 

NITTA Shirō Tadatsune voyant une apparition
dans une grotte sous le Mt.Fuji par Yoshikazu (1853)

 

La station de Mariko de la série des
« célèbres lieux du Tōkaidō » par Yoshitoshi (1868)

 

Tōkyō Hotel par Kuniteru ( vers 1870)

 

Chats dans un onsen par Yoshifuji (1888)

 
 
 
(S.L.)
 
 
(Sébastien LACAMBRE habite au Japon depuis 2008 où il est devenu marchand et spécialiste des estampes japonaises anciennes et modernes auprès de son beau-père à la galerie Ezōshi à Kyōto et a aussi son propre site internet en français.)