SAIGŌ Takamori et l’alliance Satchō ont donc remporté la bataille de Toba-Fushimi, Yoshinobu a fui son château d’Ōsaka pour se réfugier dans son château d’Edo, siège historique des shōgun de la dynastie des TOKUGAWA depuis 260 ans. Mais SAIGŌ a une conviction : seule la disparition physique de ce «dernier des shōgun » permettra la naissance d’un nouveau régime politique. Il réclame donc son suicide par seppuku, la façon honorable pour un samouraï de disparaître, et fait marcher son armée sur Edo.
C’est alors qu’apparaît un personnage clé de l’époque de la Restauration de Meiji. Il s’appelle KATSU Kaishū (photo de gauche). C’est un officier de marine qui, en 1853, a découvert avec stupeur mais admiration les « bateaux noirs » du commodore Matthew PERRY et a très rapidement compris que son pays ne pourrait rivaliser avec eux. Que la seule chance du Japon de ne pas être colonisé comme les autres pays asiatiques était de très vite se moderniser et devenir l’égal des colonisateurs afin d’espérer leur résister. Cette conviction est renforcée lorsqu’il découvre l’Amérique en accompagnant une mission envoyée à San Francisco. En deux mois de séjour, il découvre le modernisme et mesure le retard de son pays. Peu aimé des shogun mais reconnu pour ses grandes qualités, KATSU devient rapidement un haut gradé de la marine japonaise et il a convaincu ses chefs qu’il serait celui qui la modernisera. Il sera assisté en cela par un certain SAKAMOTO Ryōma… Devenu un personnage important du gouvernement ou bakufu, il a toujours une attitude qui ne lui facilite pourtant pas son travail : réformateur convaincu mais fidèle parmi les fidèles au shōgun car très respectueux de l’ordre établi et des valeurs traditionnelles, dont par-dessus tout le respect dû au prince… Il est par ailleurs un grand défenseur de la paix – alors qu’il est militaire – et un habile négociateur : en 1866, envoyé par le bakufu, il a réussi à maintenir la paix entre celui-ci et le domaine de Chōshū qui s’opposait de plus en plus sévèrement à lui. Et c’est donc encore à lui que Yoshinobu fait appel en apprenant que SAIGŌ a annoncé une armée forte de 50.000 hommes et proclamé haut et fort sa décision irrévocable de mettre Edo à feu et à sang.
Anecdote qui nous concerne : en raison des liens privilégiés entre la France et le gouvernement shogunal (envoi d’une mission militaire), l’ambassadeur français de l’époque Léon ROCHES a proposé au shōgun un plan destiné à arrêter les troupes de la coalition impériale au niveau de la ville d’Odawara. Mais après l’avoir un temps approuvé, Yoshinobu annulera ce plan, ce qui aura pour effet de provoquer l’ire du diplomate français qui décide alors de quitter son poste et met un terme à ses relations avec le shōgun. S’en suivra, sur proposition britannique, une décision commune à tous les pays occidentaux au Japon de rester neutres et de ne pas intervenir dans cette guerre de Boshin, jugeant plus prudent de ne pas prendre position pour l’un ou l’autre des deux camps dont ils ne savent lequel en sortira vainqueur.
L’attaque d’Edo a été annoncée pour le 15 mars 1868, KATSU parvient à rencontrer SAIGŌ le 14. Et c’est là que se produit un improbable retournement de situation. SAIGŌ, qui avait été jusqu’à exiger le seppuku du shōgun, accepte d’épargner Edo et la vie de Yoshinobu à la condition expresse que le château d’Edo, sa forteresse, symbole historique de l’autorité des shōgun, se rende… sans condition. KATSU promet au nom du shōgun et finalement, les conditions de la reddition du château seront bien négociées deux mois plus tard. KATSU Kaishū apparaît ainsi comme non seulement celui qui a su convaincre l’entêté SAIGŌ mais surtout comme l’homme providentiel et le héros qui a probablement sauvé des centaines de milliers de vies parmi le million d’habitants environ que comptait déjà Edo à cette époque. Et enfin, en permettant d’éviter une guerre civile majeure, il aura peut-être sauvé le Japon tout entier d’une probable colonisation étrangère.
Mais si le mérite de KATSU est historiquement reconnu dans cette affaire, celui de SAIGŌ ne l’est aujourd’hui pas moins. Car tous ceux qui l’ont étudié minutieusement et ont analysé son caractère et sa mentalité en profondeur sont convaincus que, là encore, SAIGŌ a usé d’une grande psychologie et d’un sens aigu de la stratégie. En criant haut et fort ses intentions belliqueuses, il a effrayé tout le monde à un point tel que chacun, du plus haut au plus bas de la pyramide, a tout tenté pour éviter le massacre annoncé. Or, comme d’habitude disent ces professeurs et experts, SAIGŌ cherchait en réalité, lui aussi, à éviter une guerre qu’il jugeait inutile et suicidaire pour son pays. Il aurait donc tenté un incroyable stratagème et réussi un grand coup de bluff, car lui-même recherchait ce que son esprit pragmatique lui dictait : éviter une guerre qui ne pourrait être que sanglante, certes, mais surtout éviter la destruction d’un château et d’une ville dont la reconstruction coûterait une fortune. Une fortune dont ne disposait plus le Japon. Et c’est entre autres sur ce genre de considérations très matérialistes – mais parfaitement justes et fondées – qu’il a, aux yeux du monde, réussi le tour de force prodigieux de remporter une victoire incontestable et totale sans livrer la moindre bataille ni verser une seule goutte de sang… ! Un épisode tellement remarquable au Japon qu’un nom particulier lui a été attribué: Edo muketsu kaijō, muketsu signifiant «sans sang» et kaijō, «ouverture du château».
Allons un peu plus loin dans la psychologie de SAIGŌ (photo de droite). A la réflexion, et compte tenu de son intelligence, il semble peu probable qu’il ait cru que cette reddition du château d’Edo signifierait la fin totale du shōgun et qu’elle ait donc été son but ultime. Même s’il semble s’en contenter. Il semble qu’il ait eu d’autres raisons pour exiger – et accepter – cette reddition. Il faut en effet savoir qu’à l’époque, les lois shogunales obligeaient tous les seigneurs locaux à envoyer au bakufu les plans des châteaux pour lesquels ils entreprenaient des travaux de restauration, d’agrandissement ou autre. Un peu comme actuellement dans notre pays, obligation est faite à un propriétaire de solliciter pour tous travaux l’architecte en chef des monuments historiques nationaux dès lors que son bien y est inscrit. Et il est jugé tout à fait probable que, si SAIGŌ souhaitait s’emparer du château sans l’attaquer et surtout sans l’incendier et le détruire comme il menaçait pourtant de le faire, c’était précisément pour mettre la main sur ces plans : cela lui donnerait un avantage aussi évident qu’énorme sur tous ses rivaux et futurs adversaires potentiels de savoir comment étaient conçues leurs forteresses si un jour il devait les attaquer. Certains estiment même que ces archives qui, pour un général en chef, constituaient un véritable trésor d’informations, ont peut-être été au cœur des négociations entre KATSU et SAIGŌ lorsqu’ils se sont rencontrés la veille de la date annoncée de l’attaque et qu’elles ont constitué l’enjeu central de leur conversation. Et ce serait dans cet objectif, pour forcer la main à ses adversaires et les contraindre à se rendre, qu’il aurait crier si haut et fort qu’il allait tout brûler. En procédant ainsi, il permettait à KATSU de disposer d’un atout pour négocier : les plans contre l’abandon de l’attaque. C’est dans cette façon de faire, une façon observée à maintes reprises, que l’on situe le génie stratégique de SAIGŌ : acculer ses ennemis, les convaincre de leur défaite, et au moment où ils paniquent, leur offrir une porte de sortie afin de leur permettre de négocier, sachant que cette négociation tournera forcément à son avantage et lui permettra d’atteindre son véritable but, à savoir triompher sans combattre.
Ce génie se retrouve aussi à travers un autre point. La description des événements, tels qu’ils se sont historiquement et réellement succédé, pourrait laisser croire en la supériorité évidente de SAIGŌ sur les forces shogunales. Mais en réalité, il n’en était rien. De façon plus générale, il faut comprendre que la puissance, considérée de façon globale, du domaine de Satsuma (auquel SAIGŌ appartenait), de celui de Chōshū et même du domaine impérial était en réalité très limitée par rapport à la puissance du bakufu. Il faut savoir – et c’est ce qui explique, entre autres, que les shōgun aient réussi à imposer pendant des siècles à l’empereur qu’il leur cède le pouvoir militaire et politique – la puissance de la Cour impériale était d’environ 40.000 koku alors que celle du bakufu était de 4 millions de koku (la puissance d’un domaine se calculait en fonction de la superficie qui lui était attribuée ou qu’il parvenait à conquérir, l’unité de mesure, le koku, correspondant à la superficie nécessaire pour produire la quantité de riz correspondant à la consommation moyenne d’un homme pendant un an). Concrètement, le bakufu disposait d’un territoire et donc de ressources 100 fois supérieures à celle de l’empereur. Les domaines des vassaux s’échelonnaient entre 10.000 et 1 million de koku. Et si le domaine de Satsuma auquel appartenait SAIGŌ était l’un des plus puissants avec une puissance affichée de 770.000 koku, ce chiffre est même monté à quelques 900.000 koku lorsque que le domaine pris le contrôle des îles Ryūkyū. Toutefois, on estime aujourd’hui que sa vraie puissance (en raison de nombreuses terres inhabitables ou incultivables) n’était que d’environ 350.000 koku. C’est-à-dire près de douze fois inférieure à celle du shōgun. SAIGŌ était donc bien plus faible, en terme de ressources (humaines, militaires, financières etc), que son ennemi et c’est lui qui était, en fait, le plus sous pression. Et c’est peut-être cette pression qui lui fit faire de telles déclarations et afficher une telle posture fière et belliqueuse ou encore négocier avec tant d’aplomb et d’autorité : se montrer fort et intrépide afin de camoufler ou de compenser une réelle faiblesse matérielle. Et l’on considère que, s’il parvint à remporter ainsi de nombreuses batailles contre le bakufu, dont celles de Toba-Fushimi ou encore d’Edo, c’est aussi grâce à une erreur manifeste du shōgun qui, abusé en quelque sorte par sa puissance théorique, entreprit des guerres maladroites et non maîtrisées. Autrement dit, au génie stratégique de SAIGŌ, se sont ajoutées des erreurs commises par le bakufu. Des erreurs assez incompréhensibles, peut-être dues à une sorte de sursaut désespéré d’un shōgun sentant sa fin proche et aveuglé par cette angoissante perspective. Mais qui au final, n’ont fait qu’aider SAIGŌ à triompher, un peu tel un David contre Goliath, à rendre ses victoires d’autant plus éclatantes et incroyables et à ainsi le faire entrer dans la légende des grands héros magnifiques…
Mais reprenons le cours de l’histoire de SAIGŌ, car sa vie et son œuvre ne s’arrêtent pas aux portes d’Edo, loin de là. La Guerre de Boshin non plus, car même si le shōgun a été battu et qu’il a officiellement déclaré son retrait des affaires, un certain nombre de ses alliés historiques et de ses soutiens, comme une partie de son armée, dont par exemple les samouraïs qui composaient la célèbre milice Shinsengumi, refusent de déposer les armes et continuent de lutter contre la coalition impériale composée donc essentiellement des armées de Satsuma et de Chōshu. L’un des principaux « résistants » qui tentera jusqu’au bout de rester fidèle au shōgun est le commandant en second de sa marine, ENOMOTO Takeaki. Bien que celui ait une bonne connaissance de « l’étranger » et de la puissance de l’occident – il a étudié le hollandais et il est même parti au Pays-Bas d’où il est revenu avec le bateau de guerre le plus moderne de l’époque, le Kaiyō-maru construit en Hollande sur commande du Japon – et qu’il soit lui aussi plutôt convaincu de la nécessité de moderniser son pays, il est resté fidèle au shōgun, mentalité de samouraï et tradition familiale obligent. Essuyant défaites sur défaites, les troupes shogunales fuient vers le nord du pays, jusqu’à atteindre l’île de Hokkaidō, ENOMOTO qui a rejoint par la mer la ville de Hakodate, au sud de l’île, réussit à s’emparer de la forteresse Goryōkaku (photo de gauche), célèbre pour sa forme en étoile qui en faisait un lieu réputé imprenable et qui existe encore de nos jours, et fondera même, avec l’aide des militaires français, un éphémère état indépendant qu’on appelle en français la «République Indépendante d’Ezo» dont il deviendra le Président.
C’est à cette époque qu’intervient un épisode réel resté longtemps inconnu – ou oublié – en France mais dont on trouve des traces dans la ville de Hakodate et qui a été rappelé par le film «Le dernier samouraï» avec entre autres les acteurs WATANABE Ken et Tom CRUISE, ce dernier incarnant un soldat américain (film hollywoodien oblige !) qui se retrouve prisonnier du général japonais qui commande les troupes du shōgun mais se liera d’amitié avec lui, allant même jusqu’à combattre à ses cotés les troupes américaines supposées alliées de l’empereur. Dans la réalité, il s’agit de quelques officiers français qui faisaient partie de la mission militaire, dont le lieutenant Jules BRUNET, et qui ont déserté l’armée française pour accompagner ENOMOTO. Précisons bien ici que le film est une fiction qui s’inspire de quelques personnages et de faits réels mais en les transformant : ainsi, la bataille finale dans le film s’inspire non pas de la dernière bataille dite de Hakodate mais plutôt de la dernière bataille, connue en France sous le nom de «rébellion de Satsuma», livrée par SAIGŌ et que nous évoquerons plus bas.
Car en effet, cette Guerre de Boshin s’achèvera en mai 1869 avec cette bataille de Hakodate. ENOMOTO se rendra, il sera accusé de haute trahison mais sera gracié en 1872, surtout en raison de ses compétences navales et de sa bonne connaissance de l’Occident jugées très utiles par l’empereur Meiji, par ailleurs toujours soucieux de pardonner ses anciens opposants : rallier un chef de l’opposition à sa cause, c’est aussi se garantir le ralliement de milliers de personnes, d’un clan et parfois de tout un domaine qui le soutenaient.
Notons ici le décès, au cours de cette bataille, de HIJIKATA Toshizō l’une des grandes figures de cette époque car l’un des dirigeants historiques du redoutable et très redouté Shinsengumi. Et donc à ce titre, l’un des samouraïs les plus charismatiques de cette époque.
SAIGŌ, à la tête de la coalition impériale, a donc triomphé des dernières forces restées fidèles jusqu’au bout au shōgun qui a formellement abdiqué depuis deux ans. Le système shogunale a donc vécu. La Guerre de Boshin terminée, l’empereur Meiji se retrouve seul et pleinement aux commandes d’un pays enfin libéré de cet affrontement entre deux symboles, entre deux pouvoirs : d’une part, celui des shōgun qui, 700 ans durant, ont conduit, administré, dirigé et développé le Japon, et d’autre part celui de l’empereur, institution suprême depuis des millénaires qui retrouve donc une souveraineté totale qui lui a fait défaut durant 7 siècles. La paix s’est enfin installée.
C’est du moins ce qu’ont sans doute pensé les Japonais à l’aube des années 1870. L’avenir va leur prouver qu’ils se trompent lourdement, car la paix à peine retrouvée, c’est en réalité une autre guerre qui s’annonce, dans laquelle SAIGŌ Takamori va à nouveau connaître un rôle déterminant…
(à suivre dans l’épisode 3 )
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(C.Y.)