Moins connu en Europe – et même au Japon – que les mythiques SAKAMOTO Ryōma ou autre SAIGŌ Takamori, KATSU Kaishū est pourtant l’une des plus grandes figures de la fin de l’ère d’Edo et de la première moitié de l’ère Meiji. Selon certains, la plus importante. Il fut un acteur dominant et peut-être même l’acteur principal qui évita que le passage entre ces deux ères ne se fit dans une violence et avec un nombre de victimes bien plus important que ce qu’il en a été, et il fut celui qui apporta peut-être le plus au Japon dans sa profonde transformation, et ce dans 3 domaines : sa modernisation, sa politique et surtout sa mentalité.
KATSU Kaishū, souvent appelé aussi KATSU Rintarō, naquit en 1823. Son père, KATSU Kokichi, était un samouraï au service d’un clan assez élevé, en contact direct avec le shogunat. Son fils Kaishū se révéla rapidement être un étudiant appliqué et talentueux, et déjà attiré par la chose militaire et par l’étranger puisqu’il étudia les technologies militaires étrangères.
C’est pourquoi, au moment où le Commodore Matthew PERRY arriva au Japon en 1853 pour forcer celui-ci à s’ouvrir à son pays, et alors que le shogunat commençait à recueillir de tous les grands seigneurs du pays leur avis sur la conduite à tenir, KATSU Kaishū, alors âgé de 30 ans, fut rapidement remarqué par ses propositions originales et inédites à cette époque. Et notamment celle de doter le Japon d’une marine militaire performante (photo de gauche).
Durant la période du sakoku (isolationnisme), le shogunat avait interdit aux Japonais de quitter le pays sous peine de mort. Et pour dissuader les plus téméraires, il avait imposé une taille maximale pour les bateaux, dont les dimensions très modestes ne permettaient guère que du cabotage ou de la pêche près des côtes. Et quand les « bateaux noirs » américains arrivèrent au Japon, le shogunat se rendit très vite compte que c’était bien l’absence d’une vraie force maritime qui l’empêchait de résister à M. PERRY.
A ce propos, il serait bon de rappeler un fait qui n’est pas souvent évoqué. On a l’habitude de dire, et donc de croire, que le shogunat fut pris par surprise par PERRY (photo de droite) et que son arrivée dans la baie d’Edo le plongea dans une grande stupeur. La vérité est un peu différente. Celle qui fut réellement surprise voire horrifiée par cette apparition soudaine, ce fut la population locale qui découvrait l’existence même de ces bateaux crachant de la fumée et lourdement armés. Mais le shogunat, lui, avait été alerté, plusieurs mois auparavant, de la prochaine venue des navires américains, par les seuls occidentaux avec lesquels les différents shoguns de l’ère d’Edo avaient autorisé des échanges commerciaux, à savoir les Hollandais. Pourquoi les Hollandais? Parce que ceux-ci étaient protestants et n’avaient jamais fait de prosélytisme pour leur religion comme les missionnaires catholiques. Et pourquoi les Hollandais étaient au courant des projets américains et pourquoi avaient-ils prévenu les Japonais ? Parce qu’ils souhaitaient conserver leur monopole. Et une fois la Convention de Kanagawa signée (en 1854) avec les Etats-Unis et l’autorisation donnée à ce pays de s’approvisionner en charbon et en vivres dans 3 ports japonais, les Hollandais, toujours désireux de conserver les meilleures relations avec le Japon, avaient offert à ce dernier un « bateau noir » qui arriva en 1855 et fut baptisé le « Kankō-maru ».
Toutes ces réflexions autour d’une Marine japonaise ne purent que favoriser l’ascension de KATSU Kaishū qui préconisait justement de développer ce secteur militaire pratiquement inexistant. Et c’est ainsi qu’il obtint du gouvernement shogunal la décision de faire construire, dès 1853, un autre bateau « moderne », dont la construction débuta en 1855, toujours aux Pays-Bas et qui fut livré au Japon en septembre 1857. Si ce navire fut donc le second bateau moderne de la flotte japonaise, le Kannin-maru (en couverture de cet article), tel était son nom, fut la première corvette japonaise à vapeur munie d’une hélice, le Kankō-maru étant un bateau à roue à aubes. Un Kannin-maru qui fera la traversée du Pacifique (voir ci-dessous), qui sera le bateau-école de l’Académie navale de Kōbe (voir plus bas) et qui participera aussi à la Guerre de Boshin: en ce sens, c’est peut-être le bateau de référence dont le nom est associé à jamais à celui de KATSU Kaishū. Et vice-versa.
A titre personnel, KATSU gravit rapidement les marches de l’échelle militaire et sociale. Intégrant l’administration shogunale, il fut nommé à la direction du centre naval de Nagasaki dès 1855. En 1858, était signé le Traité Harris, ce traité qui allait donner aux Américains le droit de commercer au Japon et qui allait ouvrir la voie aux autres traités, dont celui avec la France. Et en 1860, KATSU Kaishū fut nommé officier de la marine shogunale et c’est à ce titre qu’il se vit confier le commandement du Kanin-maru, le navire de guerre que le Japon envoya aux États-Unis pour la ratification officielle de ce traité (photo de droite, KATSU à cette époque) . Pour le Japon, ce navire manœuvré par un équipage japonais était une manière de montrer que, dorénavant, il maîtrisait les techniques navales occidentales. Et si la ratification du Traité Harris constitua l’objet de la mission officielle confiée la délégation japonaise, KATSU Kaishū s’initia aussi à la négociation internationale, essayant de renégocier quelques clauses de ce traité donc le caractère inégal était flagrant. Telle fut l’objectif officieux de sa mission. Mais ce fut un échec. En revanche, nul doute que l’homme en retira une expérience qui lui servirait plus tard, et d’autre part, ce fut pour lui l’occasion unique de découvrir la modernité américaine. Séjournant environ deux mois à San Francisco, il put constater l’énorme différence entre la capitale californienne et son pays, en terme de d’urbanisme, en terme d’organisation politique, économique, financière ou encore industrielle. Ainsi que la différence de mentalité, de culture et d’organisation sociale.
En 1862, KATSU fut nommé vice-amiral et l’année suivante, il prit la tête d’un volet important en vue de la création d’une vraie Marine japonaise : la formation des personnels. Et en 1863, il fonde une académie navale qu’il installe à Kōbe. C’est à cette occasion que sa route va croiser celle d’un jeune samourai qui tombe sous son charme : SAKAMOTO Ryōma (photo de gauche). Lui aussi séduit par ce jeune homme plein de fougue et par son envie de se battre pour son pays, il en fait l’un de ses principaux assistants. Malheureusement, cette école aura commis une erreur, celle d’enrôler parmi ses élèves, des samouraïs considérés comme des criminels par leur domaine respectif qu’ils avaient décidé de déserter. Les ennemis de KATSU eurent raison de lui, le shôgun lui-même ne pouvant rien pour le sauver face à une règle qu’il avait lui-même imposée, et dès l’année suivante, en 1864, l’école fut obligée de fermer ses portes et son directeur contraint de revenir à Edo. C’est néanmoins sur les bases de cette école que SAKAMOTO Ryōma bâtira l’année suivante, en 1865, sa société Kameyama Shachū qui deviendra ensuite la célèbre Kaientai.
Mis à l’écart un temps des instances dirigeantes du shogunat, KATSU y fera son retour en 1866 et l’arrivée de Yohinobu en tant que shôgun. Non pas qu’il fut particulièrement apprécié de lui, mais au moins sa valeur et sa vision de la situation firent que le nouveau chef du Japon ne pouvait se priver de lui. KATSU avait des idées très progressistes, il était même conscient que les jours du shogunat étaient comptés, mais, samourai dans l’âme et avant toute autre chose, il considérait comme étant de son devoir le plus sacré que de rester fidèle au shōgun. Ce qu’il fit jusqu’au bout – et même au-delà.
En mars 1866, le domaine de Satsuma, qui n’était en rien d’accord avec la politique du shogunat mais lui était resté fidèle par devoir, décida d’entrer en rébellion contre lui, en signant une improbable alliance avec le domaine de Chōshū qui lui, s’était ouvertement révolté contre le pouvoir central, et qui pourtant était son ennemi juré. Ce que l’on a appelé, en prenant la première syllabe de chaque nom, l’alliance Satchō. Pourquoi Satsuma et Chōshū étaient-ils ennemis ? Cela remontait à 1864 et l’épisode dit de la « Rébellion des Portes Interdites » ou « des Portes de Hamaguri ». Satsuma assurait la protection du Palais Impérial de Kyōto, et Chōshū avait décidé d’attaquer cette garde pour lui prendre sa place et ainsi assurer lui-même la sécurité de l’Empereur dont il disait défendre l’intérêt face au gouvernement shogunal qui avait failli à sa mission et mis le pays en péril en l’ouvrant aux étrangers. Mais cette attaque s’était terminée par la défaite de Chōshû qui dut ensuite en subir les conséquences, à savoir tenter de survivre à une guerre punitive déclarée par le shōgun. Déjà mis à mal dans son autorité, celui-ci y voyait l’occasion d’écraser définitivement toute rébellion contre lui, Chōshū étant au cœur de celle-ci et du mouvement Sonnō–jōi (« vénérer l’Empereur et chasser les étrangers »). Mais Satsuma eût une autre vision de cette guerre punitive, une vision vivement encouragée par SAKAMOTO Ryōma : si Chōshū tombait, rien n’empêcherait plus le gouvernement shogunal de marcher aussi sur Satsuma pour le soumettre totalement. Il faut bien comprendre la différence qui existait jusque là entre les domaines directement « soumis » au shōgun et les domaines seulement « alliés ». A l’image de Satsuma qui, tout en ayant fait allégeance au shogunat, bénéficiait d’une vraie indépendance et d’une autonomie de gouvernance de son territoire, ainsi que de celui d’Okinawa qu’il contrôlait depuis de longues années. Et c’est bien pour préserver cette liberté plus que pour sauver Chōshū que, en mars 1866, fut signée cette fameuse alliance Satchō entre SAIGŌ Takamori (photo de gauche) et ŌKUBO Toshimichi pour Satsuma et KATSURA Kogorō, qui prit pour l’occasion le pseudonyme (qu’il gardera ensuite comme nom officiel) de KIDO Takayoshi pour Chōshū, contresignée par le marieur des deux, SAKAMOTO Ryōma. Une alliance qui allait sceller le sort du shogunat et changer le destin du Japon.
En effet, l’armée du shōgun envoyée pour punir Chōshū se révéla plus faible que celle composée de Chōshū et de Satsuma – même si ce dernier ne s’engagea pas vraiment sur le terrain. Défait, le shōgun fut contraint de sauver la face en signant un accord de paix avec Chōshū. Et ce fut KATSU Kaishū qui fut chargé des négociations au nom du shōgun.
Mais la situation devenait de plus en plus intenable pour le shōgun Yoshinobu (photo de droite) et, l’année suivante, à la fin de 1867, il fut contraint de restituer à l’Empereur l’ensemble des pouvoirs qui avaient été ceux des différentes dynasties de shōgun pendant 7 siècles. Et ainsi prit fin celle des TOKUGAWA, depuis son fondateur Ieyasu en 1603, et dont le pauvre Yoshinobu devint, en moins d’un an de règne et surtout héritier malheureux des décisions de ses prédécesseurs, « le dernier shōgun », 264 ans plus tard.
L’Empereur était Mutsu–Hito, qui avait accédé au trône à la mort de son père connu sous le nom de Kōmei Tennō, au tout début de cette même année 1867. Mais ce n’est encore qu’un tout jeune homme, à peine âgé de 14 ans. Et quand, dès le début de 1868, éclata la Guerre de Boshin suite à l’abdication du shōgun, une guerre composée de différentes batailles entre les domaines restés fidèles à l’ex-shōgun et qui rêvaient de son retour aux affaires et les domaines progressistes composés essentiellement de cette alliance Satchō, KATSU Kaishū, toujours au service des TOKUGAWA même s’ils n’étaient plus shōgun, s’employa à sauver ce qui pouvait l’être. Son véritable coup d’éclat, durant cette période, fut de parvenir à convaincre SAIGŌ Takamori, général en chef des armées Satchō, d’épargner la ville d’Edo et de son million d’habitant. Pour cela, il promit la reddition de son Château, siège historique du pouvoir shogunal depuis plus de deux siècles et demi.
Si ceci fut accepté par SAIGŌ, il convient de bien comprendre une chose : les deux hommes étaient ennemis de fait, servant chacun une autorité différente. Mais ils étaient tous les deux animés par les mêmes idées. La plus importante étant probablement que, s’ils étaient tous deux de grands chefs de guerre, ils exécraient tous deux les batailles. De plus, tous deux étaient convaincus que le Japon féodal était mort, sans aucune possibilité de retour en arrière. Un nouveau Japon était à construire et même à inventer.
D’autre part, nous avons déjà évoqué les talents de négociateur de KATSU Kaishū. Celui-ci parvint à convaincre SAIGŌ, la veille même où celui-ci allait entrer dans Edo pour l’attaquer, avec un argument majeur – mais qui n’est pas souvent évoqué dans les livres d’histoire. KATSU avait fait comprendre à SAIGŌ attaquait ce Château et le réduisait en cendres, il perdrait un trésor que celui-ci renfermait et dont il pourrait au contraire bénéficier s’il l’épargnait. Un trésor qui avait largement contribué à asseoir l’autorité de la dynastie des TOKUGAWA et sa capacité de fidéliser tous les domaines du Japon. En d’autres termes, à garantir sa stabilité. Ce trésor étaient la conséquence d’une loi que le shōgun avait imposée depuis longtemps. Une loi en apparence bien innocente, et qui obligeait tous les Seigneurs qui entreprenaient des travaux dans leurs châteaux, soir de restauration, soit d’agrandissement, d’en remettre les plans au pouvoir central. Une sorte de permis de construire de l’époque. Mais grâce à cette « petite » loi au début bien anodine et juste administrative, au bout de plusieurs générations de shōgun, les TOKUGAWA en avaient fait une arme redoutable de dissuasion : ils détenaient tous les plans de tous les châteaux de tous les domaines (ou presque) du Japon. Un atout énorme voire même décisif en cas de rébellion de l’un d’eux et en cas d’attaque de ces châteaux…
Ce sont ces plans, lui dit KATSU, ces plans soigneusement conservés au Château d’Edo, sur lesquels SAIGŌ pourrait mettre la main s’il renonçait à attaquer Edo. A l’inverse, s’il décidait malgré tout de faire tomber la capitale par la force, il promit de mettre le feu au Château. Aux yeux de tous, le Château serait alors tombé mais sans avoir perdu, une sorte de « seppuku » qui lui permettrait de conserver son honneur et à ses soutiens de garder espoir. Mais surtout, ce que tous ignoraient, SAIGŌ perdrait un véritable trésor… C’est ainsi que SAIGŌ accepta le marché, puisqu’il sortait grand vainqueur de cette bataille d’Edo mais que KATSU Kaishū, malgré la reddition de la capitale et la chute de son château donc de son plus grand symbole, fut considéré par le peuple comme un véritable héros, ayant probablement réussi à sauver la vie de dizaines, peut-être de centaines de milliers d’habitants.
Quand la Guerre de Boshin s’acheva et que Yoshinobu, l’ex-shōgun, fut contraint à un bannissement à Shizuoka, KATSU, toujours fidèle à l’homme et à sa famille, décida de l’accompagner dans sa retraite. Mais le Nouveau Gouvernement ne pouvait se passer d’un tel homme. Pensez : il était l’un des très rares Japonais à être allé aux Etats-Unis. Il était depuis toujours favorable à la création d’un nouveau style de gouvernance pour le Japon. Il était l’une des plus hautes autorités des forces navales naissantes du Japon dont celui-ci avait décidé d’en faire l’une de ses priorités absolues. Et enfin, il était le héros salvateur de la population d’Edo rebaptisée Tōkyō. Dès 1872, KATSU Kaishū (photo de droite) intégra le nouveau gouvernement et devint tour à tour ministre adjoint puis Secrétaire d’Etat à la Marine, puis plus généralement conseiller de la politique intérieure de son pays et enfin conseiller d’Etat. Il décéda en 1899, à l’âge vénérable de 75 ans.
Nous avons écrit, en introduction de cet article, qu’il fut celui qui apporta peut-être le plus au Japon dans sa profonde transformation, et ce dans 3 domaines : sa modernisation, sa politique et sa mentalité.
Sa modernisation, ce fut essentiellement par son implication dans la création d’une force navale dès la signature du tout premier traité, la Convention de Kanagawa, puis d’une véritable Marine Impériale. Laquelle allait permettre les débuts de l’industrialisation du Japon, notamment grâce à l’aide apportée par la France.
Sa politique, car il avait eu, très tôt, conscience de la faiblesse de l’organisation politique du Japon face à une invasion potentielle étrangère qui prendrait la forme d’une inévitable colonisation de son pays. Car, jusqu’à la chute du régime shogunal et surtout les premières décisions de la nouvelle ère Meiji d’abolir la caste des samourais, supprimant par là-même le statut des Seigneurs, chefs de clans et de domaines, le Japon était composé de 280 han (ou domaines) qui bénéficiaient d’une très grande autonomie de fonctionnement. Cette organisation politique présentait il est vrai un avantage en cas d’attaques de l’étranger : les armées occidentales se retrouvaient devant un défi assez insurmontable, celui de devoir se battre contre chacun de ces domaines si elles voulaient prendre le contrôle de l’ensemble du pays. Par contre, il y avait aussi une grande faiblesse : si importants et forts que soient les domaines les plus grands du Japon, aucun n’était de taille à résister bien longtemps à une attaque en règle d’une armée occidentale dotée d’armes bien plus modernes et bien plus performantes. Et politiquement parlant, l’influence des idées progressistes de KATSU fut grande, d’abord dans la chute du gouvernement shogunal durant le bakumatsu, puis surtout lors de la réorganisation complète et profonde du Japon durant les 30 premières années de la nouvelle ère Meiji.
Enfin, nous avons évoqué la mentalité. Il s’agit là d’un aspect souvent peu mis en avant dans les livres d’histoire et aujourd’hui, dans les différents sites ou blogs parlant de cette époque et notamment de l’ère Meiji. Car si l’on présente toujours cette époque comme étant celle de la modernisation, de l’occidentalisation ou encore de l’industrialisation du Japon, on oublie souvent d’insister que, ce qui permit tout cela, ce fut l’émergence d’une mentalité nouvelle, qu’on pourrait même qualifier de révolutionnaire. Une mentalité dont beaucoup d’historiens et d’intellectuels japonais considèrent aujourd’hui KATSU Kaishū comme étant le véritable initiateur.
Cette mentalité, c’est d’abord et surtout la prise de conscience de « l’identité japonaise ». Comme nous l’avons déjà expliqué dans d’autres articles de ce site, un Japonais, jusqu’à la fin de l’ère d’Edo, était avant tout le citoyen de son han, de son domaine. Son autorité suprême était le Seigneur, chef du domaine. Bien sûr, on savait qu’il existait un shōgun et un Empereur. Mais déjà que le Seigneur local était une personne que la plus grande partie de la population n’avait jamais l’occasion de voir physiquement, le shōgun était une autorité bien plus éloignée encore et qui semblait appartenir à un autre monde. Quant à l’Empereur, d’ascendance divine, il était un être presque plus légendaire que véritablement humain. Pour un Japonais « lambda », son domaine était son pays. Sa référence suprême était le nom de son han, pas celui de son pays. Et son pays était son han, pas le Japon.
Et ce sont tous les événements survenus durant le bakumatsu, c’est-à-dire les 15 dernières années de l’ère d’Edo, à commencer par l’arrivée du Commodore M. PERRY en 1853, qui donnèrent à KATSU Kaishū la conscience de la notion de « nation ». Pour pouvoir sauver le Japon du risque d’une possible colonisation. Un risque bien plus grave qu’une révolte interne ou que la chute d’un régime. C’est lui que l’on considère comme le tout premier à avoir pris conscience du Japon, non plus comme une sorte de fédération de domaines, mais comme d’un état-nation unique et uni. La légende attribue souvent ce rôle et cette prise de conscience à SAKAMOTO Ryōma, mais dans la réalité historique, il est bien plus probable que celui-ci découvrit cette notion quand il rencontra KATSU et devint son assistant dans l’académie navale de Kōbe. Et que, lorsqu’il fut le négociateur entre Satsuma et Chōshū en vue de l’Alliance Satchō, Ryōma ne fit qu’user de cette idée de devoir considérer le Japon comme un état-nation si on voulait réussir à résister à l’invasion annoncée de ce pays par les pays occidentaux. En renonçant à son petit ego et en ne pensant les choses qu’à l’échelle de Satsuma ou à celle de Chōshū. Et que, pour réussir à imposer cette idée dans tout le Japon, cela ne pouvait passer que par la chute du régime shogunal. Et c’est là qu’on peut comprendre une chose importante. Si l’esprit de vengeance animait bien des gens de Chōshū (le souvenir de la défaite de leur chef et de son humiliation face à TOKUGAWA Ieyasu à la bataille de Sekigahara en 1600), le but de tous les alliés n’était pas de renverser le shōgun, il était d’instaurer un état suffisamment fort pour résister à la menace étrangère. Et pour atteindre ce but, le passage obligé était de renverser d’abord le gouvernement shogunal et d’en finir avec le système existant.
On présente souvent cette période du bakumatsu et celle de l’ère Meiji en considérant prioritairement leurs faits et leurs bouleversements d’ordre matériels et concrets. On explique souvent que l’arrivée de PERRY fut la cause de tous les changements ultérieurs du Japon. Mais en réalité, celle-ci ne fut que le détonateur de tout ce qui suivit, et la modernisation et l’industrialisation du pays ne furent que les moyens pour faire du Japon un pays à l’égal des grandes puissances occidentales. Et c’est dans la partie immatérielle, comme l’est la mentalité, qu’il faut y trouver ce qu’il y a de plus fondamental dans ce qui a été véritable révolution.
Car au-delà de cette notion « d’état-nation » qui germa dans l’esprit de KATSU et qu’il fut sûrement le premier à distiller dans l’esprit des Japonais et des futurs gouvernants de Meiji, c’est aussi lui qui fut sûrement le premier à diffuser la notion de démocratie au Japon, un pays qui, jusque là, était persuadé que l’organisation d’un état ne pouvait passer que par un pouvoir détenu par une aristocratie et ne pouvant être transmis que par les liens du sang – ou de l’adoption le cas échéant -, que le mérite des hommes se décidait uniquement par leur origine sociale, qu’un paysan ne pouvait être qu’un paysan et qu’un fils de commerçant ne pouvait qu’être lui-même qu’un commerçant (même si au moins une exception notoire confirmait cette règle immuable, celle de TOYOTOMI Hideyoshi, né paysan et qui devint le chef suprême du Japon – derrière l’Empereur – sans qu’il n’obtint toutefois jamais le titre de seitai shōgun). En allant aux Etats-Unis, KATSU étaient l’un des tout premiers Japonais à avoir non seulement compris de façon théorique mais vraiment vu de ses yeux et donc compris avec tous ses sens que le pouvoir final appartenait au peuple, et que celui qui l’exerçait en son nom, le Président, pouvait être aussi bien le rejeton d’une grande famille comme celui d’un paysan. Qu’il était élu par ce peuple pour y assumer ses fonctions, mais que son mandat n’avait qu’un temps et que, si son action n’était pas jugée satisfaisante par le majorité, un autre le remplacerait à l’élection suivante.
C’est cette nouvelle idée, appelée démocratie, qui se développa très rapidement au sein de la population japonaise. Sans même que le nouveau pouvoir ou même la présence étrangère n’y soient vraiment pour quelque chose. Un réel besoin de démocratie, un besoin d’égalité des hommes et la fin des privilèges dus uniquement à la naissance et à la classe sociale, telles sont des notions qui s’imposèrent très rapidement au sein même de la population, amenant des innovations résultant d’aspirations provenant de la base et non imposées par le sommet de la hiérarchie. L’un des meilleurs exemples est sans doute l’apparition, très tôt dans l’ère Meiji, d’une presse indépendante proposant de grands débats d’idées auxquels la population participait. Une presse d’ailleurs souvent censurée à cette époque, ce qui montre bien son importance, ne serait-ce que par la crainte qu’elle inspirait au nouveau gouvernement qui lui-même, se trouvant dans l’obligation de tout inventer, avançait certes avec une étonnante clairvoyance mais aussi à tâtonnement et à coup d’essais. Tout allait si vite, tout était si nouveau… Et quand certains parlent ou résument l’ère Meiji à une simple occidentalisation du Japon, on comprend rapidement combien ce terme est plutôt impropre: le Japon a certes puisé en Occident de nombreuses idées et a importé de nombreux savoir-faire, de nombreuses machines et de nombreux produits, mais il a systématiquement cherché à les adapter à ses propres besoins, à sa propre mentalité, à sa propre identité.
L’ère Meiji ne fut pas qu’une période de changements politiques ou économiques comme on le résume souvent, ce fut véritablement la période durant laquelle le Japon a changé radicalement de mentalité – ce qui est normalement le plus difficile et le plus long à réaliser à l’échelle d’un pays.
Et le Japon a fait cela en l’espace d’une quinzaine d’années seulement.
S’il existe, dans toute l’histoire de ce pays, un vrai « miracle japonais », c’est sans doute là qu’il faut le trouver et nulle part ailleurs.
Comme on ne peut occulter qu’à l’inverse de cette période héroïque et plusieurs dizaines d’années après la « Restauration de Meiji » en 1868, ce seront l’association de plusieurs succès, celui de la création d’une Marine puissante, celui de l’ancrage d’un vrai sentiment « d’état-nation » ou encore celui de la création d’un pays industriel et moderne, mais aussi de plusieurs notions bien plus négatives que le Japon trouva aussi dans l’Occident, comme celles de la colonisation ou de l’impérialisme, que la victoire du Japon dans ses guerres contre la Chine et surtout contre l’Empire russe en 1905, et que les problèmes économiques et de croissance que connut le Japon à cette même époque (provoquant notamment des mouvement de révoltes, dont notamment celle connue sous le nom « d’émeute de Hibiya ») amenant une prise de pouvoir progressive des militaires sur le politique, conduisirent ce pays, de la fin de l’ère Meiji à l’ère Taishō puis au début de l’ère Shōwa, vers l’une de ses périodes les plus noires de son histoire, à laquelle seule la Seconde Guerre Mondiale devait mettre un terme, ouvrant une toute nouvelle période pour le Japon.
De toute cette grande histoire, KATSU Kaishū en fut sûrement le héros volontaire de son vivant, puis bien involontaire après sa mort…
(C.Y.)