En cette année 2018 où nous commémorons, en France et au Japon, les 160 ans de la signature du tout premier traité entre ces deux pays, le traité dit « de paix, d’amitié et de commerce » signé en 1858, il est de plus en plus de personnes, qui se présentent comme « connaisseuses » du Japon, de sites et de blogs internet ainsi que de média qui expliquent comment le Japon a été amené à accepter ce traité. A l’origine de tout, selon certains, il y aurait eu l’arrivée du commodore américain Matthew PERRY en 1853, sa politique dite « de la canonnière » et, sous des coups de canons répétés sur les côtes japonaises, la capitulation du shōgun et l’ouverture du pays, formalisée par la Convention de Kanagawa en 1854. Laquelle convention, signée avec les Américains, aurait permis, quatre ans plus tard, la signature de ce traité franco-japonais.
 
D’autre part, ils expliquent que cette reddition initiale du shōgun conduisit Yoshinobu (photo de droite), son successeur et dernier d’entre eux, 13 ans plus tard, à devoir démissionner et rendre l’intégralité de ses pouvoirs politiques, militaires et économiques à l’Empereur. Ainsi, selon eux, la cause de la chute de la très longue histoire des shogunats – environ 700 ans – ainsi que la fin de l’époque d’Edo et de la dynastie des TOKUGAWA – période appelée bakumatsu – qui conduisit à la « Restauration de Meiji », nom donné à l’avènement en 1868 de l’ère Meiji, serait à attribuer à M. PERRY, donc aux Américains, et plus généralement à l’Occident, puisque, lorsqu’il revint au Japon en 1854, la flotte du commodore était accompagnée de navires européens.
 
Or il convient de rétablir la vérité historique : ceci est une version largement romancée, bien entendu dans le but de glorifier l’Occident et lui attribuer l’origine de l’ouverture du Japon, qui a mené ce pays à se moderniser, s’industrialiser, en un mot « s’occidentaliser ». Pour ce faire, on n’hésite pas à faire croire à une première attaque maritime à grands coups de canons qui auraient subjugué la population et réduit à l’impuissance ces pauvres samouraïs dont les katana (sabres) étaient bien faibles et même inutiles face aux boulets tirés des fameux « bateaux noirs » ou kurofune en pleine mer. A les entendre, on imagine, on entend et on visualise le bruit et la fumée des canons, la furie des vagues, les côtes japonaises atteintes, des maisons détruites, les Japonais terrorisés s’enfuyant en criant d’horreur… Cela fait chevaleresque, mais en vérité, on est en plein cinéma hollywoodien !
 
En réalité, les choses se passèrent tout à fait différemment. Pour le comprendre, il convient déjà d’appeler les choses par leur nom. A commencer par l’expression « politique de la canonnière » dont la vraie appellation, à cette époque, est plutôt la « diplomatie de la canonnière ». Et comme chacun en conviendra, la diplomatie et la politique sont deux choses différentes. Notamment si l’on considère que le mot « politique » est synonyme du mot « stratégie ».
A l’origine, comme le rappelle Wikipédia, « la « politique de la canonnière » consistait à tirer depuis la mer au canon sur les côtes des États qui ne payaient pas leurs dettes financières. ». Or, la stratégie qu’employa M. PERRY en arrivant au large de Uraga ne fut pas la « politique de la canonnière » mais la « diplomatie de la canonnière ». En d’autres termes, l’attitude américaine ne fut pas l’usage du canon mais uniquement « la menace » de peut-être s’en servir en cas de refus japonais d’accéder à la demande américaine. Ce qui n’est pas du tout la même chose. Et, à vrai dire, cette période de l’histoire japonaise est déjà suffisamment passionnante et le rôle que jouèrent les occidentaux est en soi déjà suffisamment important pour qu’on n’ait pas besoin d’y ajouter une intensité dramatique erronée voire mensongère.
 
Plusieurs raisons expliquent et prouvent cette réalité.
Tout d’abord, le fait que le Commodore PERRY (photo de droite), avant de se rendre au Japon, s’était longuement préparé à ce voyage en étudiant en profondeur la mentalité japonaise. Et y ayant détecté quelques faiblesses, il comptait bien les exploiter pour atteindre son but sans avoir recours à la force. D’autre part, ce que l’on sait moins, c’est que le Président des États-Unis, qui ordonna cette mission de PERRY, avait fermement interdit à celui-ci de recourir à l’usage de ses canons. Le but des États-Unis n’était pas du tout d’engager une guerre avec le Japon, ce qui aurait été plus que probable en cas d’usage unilatéral de son équipement militaire. Et lorsque PERRY usa de la menace pour tenter de convaincre les émissaires du shōgun, il désobéissait déjà aux ordres qu’il avait reçu. Il est donc évident qu’il ne serait pas allé plus loin, sous peine que ses actes ne soient considérés comme une trahison envers son chef suprême. Ce fut de sa part un coup de bluff, mais qui s’avéra gagnant.
 
Il faut aussi savoir que, quand Matthew PERRY arrive au Japon, il est à la tête de 4 navires, certes lourdement armés, mais seulement 4 « bateaux noirs ». Il s’agit de l’USS Susquehanna, de l’USS Mississippi, de l’USS Saratoga et de l’USS Plymouth (ci-dessous en photo dans cet ordre de gauche à droite ainsi que l’USS Plymouth, en 1867 dans la rade de Toulon, en couverture). Or chacun l’aura comprit, on ne déclare pas une guerre à un pays avec 4 navires, fussent-ils américains et armés, et même si en face on n’a « que » le Japon, encore « féodal ».
 
 
      
 
 
De plus, l’arrivée prochaine de PERRY était connue des autorités shogunales, prévenues depuis plusieurs semaines par les Hollandais, seuls étrangers avec les Chinois à commercer avec les Japon durant toute la période d’isolationnisme de celui-ci. Ainsi, s’il y eut une vraie inquiétude à l’apparition des navires américains, ce fut, de la part des autorités japonaises, celle de voir concrètement ces bateaux d’une taille bien supérieure à tous les navires étrangers qui avaient accostés au Japon jusque-là, de découvrir leur mode de propulsion dégageant une épaisse fumée noire, ce que bien entendu les voiliers ne faisaient pas, et surtout de les voir directement arriver, non pas à Nagasaki comme les autres bateaux, mais au large de Uraga, c’est-à-dire juste à coté de l’actuelle Yokosuka, à l’entrée de la baie d’Edo et donc à quelques encablures de la capitale shogunale, à savoir l’actuelle Tōkyō.
 
Enfin, si on peut même parler d’une réelle frayeur et non seulement d’une inquiétude, ce fut celle qui saisit la population locale qui, elle, n’était bien sûr pas tenue informée de cette arrivée, et qui découvrait elle aussi ces immenses – comparés à leurs petits bateaux de pêche – bateaux noirs. Mais l’on sait aussi, selon les textes de l’époque, que très rapidement, mue par la curiosité bien plus que la peur, une partie de la population locale japonaise, faisant même le voyage d’Edo, vint observer ces bateaux, dans une ambiance bien plus touristique que celle d’un champs de bataille.
C’est ainsi qu’on peut facilement comprendre que, de bataille navale et de coups de canons, il n’y en eut pas, et que les choses ne se déroulèrent pas du tout comme beaucoup se plaisent à le raconter aujourd’hui pour valoriser nos contrées occidentales, dont la France. Une France dont l’action et l’influence seront plus tard suffisamment importantes pour qu’on n’ait pas à y ajouter des événements qui n’ont pas existé.
 
D’autre part, ainsi que nous l’avons évoqué en introduction, contrairement à ce que, là encore, beaucoup d’occidentaux, et en particulier de Français, racontent volontiers, l’arrivée de PERRY et la signature de la Convention de Kanagawa ne constituent pas la cause de la chute du régime shogunal en 1867, 13 ans plus tard. En réalité, cet événement n’en est pas « la cause » mais « l’élément déclencheur ». Ce qui est par ailleurs non négligeable. Mais la vraie raison de la fin de la dynastie des TOKUGAWA est à trouver ailleurs, c’est une raison purement nationale ou intérieure.
 
Comme nous l’avons déjà raconté dans un autre article, c’est bien, suite à la défaite des armées de l’ouest à la bataille de Sekigahara en 1600 et l’esprit de vengeance qui anima, tout au long de ces Meiji, 150, TOKUGAWA Ieyasudeux siècles et demi, principalement les domaines de Satsuma, de Tosa et surtout celui de Chōshū envers leurs vainqueurs de la coalition des armées de l’est commandées par TOKUGAWA Ieyasu (photo de gauche), que ces 3 domaines saisirent l’occasion que leur procurait la signature de cette Convention pour dénoncer « la trahison » du shōgun, qui ainsi, selon eux, prenait le risque de laisser son pays se faire coloniser par les étrangers, comme ceux-ci l’avait déjà fait, depuis quelques décennies, dans toute l’Asie su Sud-Est, en Inde, en Chine et en Malaisie. Ainsi, cette Convention de Kanagawa servit de prétexte à une opposition ouverte au shōgun et c’est l’ensemble des luttes internes au Japon, qu’elles soient politiques, diplomatiques et parfois armées, à coups d’assassinats individuels ou de réelles batailles, qui conduisirent finalement le shōgun, après avoir accumulé défaites sur défaites, à devoir abdiquer et restituer l’ensemble de ses pouvoirs à celui choisi par les vainqueurs, soucieux de le faire accepter par l’ensemble de la population, laquelle ne savait plus trop bien s’il lui fallait être plutôt du coté des « révolutionnaires » ou de celui de l’autorité traditionnelle, laquelle, pendant des siècles, avait été la plus haute et incontestée autorité du pays. Les « insurgés » de l’ouest le savaient, le seul qui aurait le pouvoir d’être proclamé et reconnu comme étant supérieur au shōgun en terme de légitimité, c’était l’Empereur lui-même.
L’Empereur Mutsu-Hito (photo de droite), à peine 15 ans à cette époque et tout récemment (en févier 1867) sacré empereur suite au décès de son père, l’Empereur Kōmei.
L’Empereur qui, restauré dans ses fonctions de plus haute autorité de son pays fin 1867, décidait qu’une nouvelle ère s’ouvrait pour le Japon, une ère qui débuta l’année suivante, en 1868, à laquelle il attribua le nom posthume qu’il s’était choisi pour la postérité mais que, contrairement aux usages en vigueur jusque-là, il décida d’employer dès le début de son règne : Meiji. Que l’on traduit généralement en français par « gouvernement ou politique éclairée ».
 
C’est ainsi que débuta « l’ère Meiji », dont on commémore, en cette année 2018, le 150ème anniversaire de sa naissance. Une ère qu’on définit souvent comme marquant « l’occidentalisation » du Japon. Mais là encore, si l’Occident y joua effectivement un rôle certes important, il s’agit malgré tout d’un abus de langage et d’une exagération. Il est en effet bien plus exact de parler de « modernisation » du Japon que de son « occidentalisation ». Mais ceci fera l’objet, bientôt, d’un nouvel article…
 
 
 
(C.Y.)