Jean-Marc Paoli, « Jardin de La Pagode », photographie non datée.

 
La Pagode représente aujourd’hui un monument parisien emblématique, l’un des spécimens les plus remarquables du japonisme en France à la fin du XIXe siècle, devenu dans les décennies suivantes un rendez-vous incontournable des cinéphiles. Malgré cette popularité incontestable, cet édifice du septième arrondissement demeure pourtant peu connu, ou plutôt mal connu. Son aspect déroutant et l’exotisme qui s’en dégage ont en effet donné lieu à toutes sortes d’affabulations, si bien que la véritable histoire de La Pagode a progressivement été éclipsée pour laisser place à une forme de légende : authentique pagode japonaise expédiée à Paris en pièces détachées, ou encore construction réalisée selon les traditions architecturales nippones.
 

« Intérieur de la salle des fêtes japonaise avant sa conversion en cinéma »
photographie non datée, archives privées RRC architectes

 
La Pagode fut en réalité construite entre 1895 et 1896 par l’architecte Alexandre MARCEL (1860-1928) à la demande d’Émile MORIN (1838-1914), l’un des trois directeurs du Bon Marché, qui désirait offrir à sa jeune épouse Amélie Suzanne KELSEN (1853-1917) une salle des fêtes japonisante dans le prolongement de son hôtel particulier du 7ème arrondissement.
 

A. Marcel, « Plafond et coupe longitudinale de la salle des fêtes japonaise »,
dans « La Construction moderne », 1920, pl. 170

 
Pour satisfaire cette commande, Alexandre MARCEL imagina un édifice dont la structure classique à l’européenne est habillée par un décor d’inspiration extrême-orientale. La salle des fêtes adopte ainsi un plan rectangulaire symétrique terminé par une rotonde à chaque extrémité, une division interne tripartite, un gros œuvre en pierre et en brique, et une charpente à ferme de type occidental. Loin de se rattacher aux traditions architecturales japonaises, elle s’inscrit donc davantage dans la filiation des folies et des kiosques agrémentant les jardins européens à partir du XVIIe siècle. Élevées dans un laps de temps très court, ces fabriques servaient avant tout au divertissement et cultivaient un certain goût pour la fantaisie et l’exotisme, s’exprimant au travers d’un riche décor illusionniste. Ce même procédé en trompe-l’œil fut adoptée au 57 rue de Babylone, où le squelette de l’édifice est camouflé à l’extérieur par des panneaux de bois, carreaux en pâte de verre et pièces en grès émaillés. A l’inverse de l’architecture japonaise, les balustrades, colonnes, consoles sculptées et poutres ouvragées ne jouent ici aucun rôle structurel : ils revêtent une fonction exclusivement ornementale, conférant à la salle des fêtes une apparence asiatisante.
 
Hormis ces quelques éléments en bois, qui pourraient avoir été rapportés du Japon par l’intermédiaire de sociétés spécialisées dans l’import-export, la majeure partie du décor de La Pagode fut vraisemblablement conçue et fabriquée en France. Les matériaux eux-mêmes nous le racontent, que ce soit les moulages en stuc à l’intérieur de la salle, les vitraux peints garnissant la façade nord ou les quatre grands miroirs installés contre le mur sud, tous de tradition occidentales. De plus, et ce malgré la disparition des archives ayant trait au chantier de la salle des fêtes, nous savons qu’Alexandre MARCEL aimait s’entourer de la même équipe sur ses différents projets, dont les membres étaient pour l’essentiel parisiens : le sculpteur Flandrin, le peintre et verrier Jac GALLAND, le peintre CAVAILLÉ-COLL, le céramiste Émile MÜLLER, le ferronnier d’art et spécialiste en luminaires Eugène SOLEAU ont par exemple participé au Parc oriental de Maulévrier, à l’attraction le « Tour du Monde » ou au complexe sino-japonais de Laeken.
 

Décors extérieurs de la salle des fêtes rue de Babylone : lion fantastique (shishi) gardant l’entrée,
consoles en forme de protomées léonins,
panneaux de grès émaillés (signés MÜLLER)
et carreaux en pâte de verre (attribués à Jac GALLAND),
1895-1896

 
Le seul artisan clairement identifié sur le chantier de la salle des fêtes est Émile MÜLLER (1823-1889), propriétaire de la grande tuilerie d’Ivry. Il produisit les tuiles vernissées du toit de l’édifice et les panneaux de grès émaillé (crabes, masques grimaçants, compositions de fleurs et oiseaux, frises de méandres), dont quelques pièces sont signées. Ces prototypes entreront quelques années plus tard dans la catalogue de sa tuilerie, et seront longtemps produits à échelle commerciale.
 


Combat entre Atsumori et Naozane, vitrail attribué à Jac GALLAND, 1895-1896

 
Il est très probable que Jac GALLAND ait été à l’origine des vitraux et carreaux en pâte de verre de la salle des fêtes, qui présentent des motifs relativement similaires : fleurs, rosaces, emblèmes japonais (kamon), nuages stylisés, dragons, méandres et autres trames géométriques. Se détachant des autres compositions purement ornementales, le vitrail d’angle de la rotonde est retient l’attention par sa tension dramatique : il illustre le combat entre deux samouraïs à cheval immergés dans l’eau, l’un armé d’un arc, l’autre d’un sabre. Cette iconographie, probablement tirée des estampes japonaises mushae (genre martial), rappelle les scènes guerrières contées dans le « Dit des Heike », et peut-être plus particulièrement le combat entre TAIRA no Atsumori et KUMAGAI Naozane.
 

« Raijin déchaînant la tempête », fresques attribuées à BENET, 1895-1896

 
Autre élément remarquable du décor de la salle des fêtes, les fresques du plafond déployées autour des coupoles, inspirées par les estampes ukiyoe, auraient été peintes par un certain BENET. Plusieurs articles de presse décrivent ces peintures comme des scènes guerrières illustrant les conflits sino-japonais, motif ayant justifié en 1905 le refus de la légation de Chine de louer l’édifice. Leur analyse iconographique est cependant plus complexe, mêlant des scènes de courtisanes, de combats entre samouraïs, et quelques divinités tels Fujin et Raijin provoquant la tempête.
 


Intérieur du cinéma La Pagode, photographie, fonds La Pagode – Olivier COUSIN

 
Au-delà du premier exotisme qu’il dégage, le décor de La Pagode serait donc avant tout le fruit de l’imagination d’artisans français. Il est en outre imprégné d’un courant spécifiquement européen, apparu à peu près en même temps que le japonisme, et qui lui est sous certains abords lié : l’Art nouveau. Par la profusion ornementale tout d’abord, la dominance des formes sinueuses et motifs inspirés du monde végétal ; par les matériaux employés ensuite, dont certains furent remis au goût du jour à la faveur de l’Art nouveau : vitraux, tentures murales, sculptures en staff ou en stuc, revêtements en grès, et bronzes ouvragés.
 
L’anecdote raconte que l’année même de l’achèvement des travaux, Amélie KELSEN aurait quitté Emile MORIN pour Joseph PLASSARD, le fils de l’un de ses associés. Si ce récit renferme une certaine vérité, sa chronologie n’est pas tout à fait exacte : le divorce entre les deux époux fut prononcé le 13 juillet 1899, et ce n’est que le 12 juin 1911 qu’Amélie se remaria avec Joseph PLASSARD. En 1931, la salle des fêtes fut revendue et transformée en cinéma sous le nom La Pagode, tel que nous le connaissons aujourd’hui. Classé au titre des monuments historiques depuis 1990, cet édifice phare du japonisme architectural en France est fermé au public depuis octobre 2015, dans l’attente de la restauration qui lui permettra de retrouver sa splendeur passée.
 

Cinéma La Pagode, photographie, années 1950, fonds La Pagode – Olivier COUSIN

 
 

Photographies supplémentaires

 
      
 
 
 
(A.S.)