SAIGŌ Takamori est une légende. Il est l’un de ceux qu’on appelle Ishin no sanketsu en japonais, que l’on peut traduire par «les trois grands héros de la Restauration de Meiji». Mais il est sans doute le plus mystérieux de ces trois héros, les deux autres étant ŌKUBO Toshimichi et KIDO Takayoshi : c’est ainsi que le qualifient bon nombre d’historiens et d’experts japonais qui ont étudié minutieusement sa vie et tenter d’expliquer ses actes. «Selon l’angle sous lequel on l’observe, les points de vues peuvent être radicalement opposés». «Cet homme est considéré comme l’un des plus grands leaders qu’a connu le Japon. Sauf que lui n’a jamais voulu entraîner personne avec de grandes théories et une force de conviction particulière, ce sont les autres qui en ont fait leur leader».
SAIGŌ Takamori, qui dit-on aimait aussi se faire prénommer Kichinosuke, est une énigme. C’est peut-être aussi pour cela qu’il est entré dans la légende du Japon et de l’ère Meiji. De lui, on dit souvent que c’est un homme qui n’attachait aucune espèce d’importance à la vie ou à la célébrité. C’est sans doute grâce à ce détachement extrême qu’il a pu être un «vrai» homme politique comme il n’en n’a peut-être jamais existé d’autres, celui qui ne pense jamais en fonction de lui ou de ses propres intérêts et se consacre entièrement au bien public et à son pays. En fait, ce fut un samouraï, donc un guerrier et un très grand chef, qui livra de nombreuses batailles mais en ayant aussi tout fait pour les éviter. Et plus encore qu’un vaillant combattant, ce fut un stratège politique d’une finesse et d’une clairvoyance remarquables, doué de plus d’un sens du réalisme ou du pragmatisme tel qu’il réalisa les plus inconcevables des changements d’alliances, en fonction de ce qu’il considérait être l’intérêt supérieur de la nation, au gré de l’évolution chaotique de ce pays alors en pleins bouleversements, sur le plan national comme dans ses relations internationales.
La page Wikipédia qui lui est consacrée (en français) passe très rapidement sur la jeunesse de SAIGŌ et relate ses exploits en les faisant commencer à la Guerre de Boshin. En réalité, les faits les plus remarquables le concernant commencent quelques années auparavant et ne pas les prendre compte empêche de bien cerner le personnage.
Nous sommes en 1864. Depuis 6 ans déjà, des traités internationaux signés avec les grandes puissances occidentales déstabilisent le Japon – même s’ils enrichissent tout de même un certain nombre de marchands et donc de seigneurs et de domaines – et ont provoqué une scission entre les pro et les anti bakufu (gouvernement du shōgun). Parmi ces derniers se trouve le domaine de Chōshū dont la puissance militaire est de plus en plus redoutée par le gouvernement central.
Le 20 août de cette année-là, va se produire un événement grave que l’on appelle en français «l’incident des portes interdites». Il s’agit d’une rébellion de forces hostiles au shōgun (qui a donc signé des accords avec l’étranger) et pro-empereur, lequel a, l’année précédente en 1863, promu l’idée philosophique hypernationaliste appelée Sonnō jōi et qu’on a traduite par « vénérer l’Empereur et expulser les barbares ». Le principal responsable de ces émeutes est le domaine de Chōshū dont les soldats ont pénétré dans Kyōto afin de s’emparer du Palais Impérial pour, selon eux, mieux défendre l’Empereur et ne plus laisser sa sécurité aux mains des soldats du bakufu. En réalité, les principaux dirigeants du domaine de Chōshū avait été écartés du gouvernement en raison de leurs positions hostiles aux étrangers – et donc ouvertement en conflit avec la politique dudit gouvernement – et ils souhaitaient, par la force, convaincre ce dernier de les réintégrer.
C’est alors que le domaine de Satsuma, ennemi héréditaire de celui de Chōshū, décide de s’allier au bakufu et envoie ses hommes dont le chef n’est autre que SAIGŌ Takamori. C’est, pour Satsuma, l’occasion rêvée de détruire cet ennemi de très longue date. Et effectivement, les soldats du bakufu, avec l’aide de la très grande puissance militaire de Satsuma et le génie stratégique de son chef SAIGŌ, vont remporter la victoire sur le domaine de Chōshū. Comme espéré (et conseillé) par SAIGŌ, le bakufu va alors ordonner la dissolution du domaine de Chōshū et va envoyer une armée pour se saisir et contrôler ce territoire. Coïncidence terrible, au même moment, des bateaux étrangers ont attaqué la ville de Shimonoseki au cœur de leur domaine et là encore, c’est une terrible défaite devant les canons occidentaux.
Mais va alors se produire un événement qui aura de grandes conséquences sur l’avenir. Victorieuse, la coalition américano-européenne qui a attaqué Shimonoseki va exiger du bakufu que celui-ci lui paye d’astronomiques dommages et intérêts comme frais de guerre et va en profiter pour tenter de lui faire signer des accords encore plus inégaux à leur profit. C’est alors que SAIGŌ va réfléchir. Décréter la dissolution d’un domaine est une chose, la rendre effective en est une autre. Pratiquement «condamné à mort», le domaine de Chōshū peut se révéler encore plus dangereux dans les jours à venir : rien n’est plus à craindre qu’une bête acculée qui se sait condamnée. De plus, le moment n’est manifestement plus à une guerre interne, si les Japonais ne s’unissent pas quels que soit leur domaine et les différents qui les opposent, c’est le Japon tout entier qui risque d’être colonisé par les forces étrangères. SAIGŌ veut donc éviter une guerre qu’il juge inutile et même suicidaire pour son pays. Il va alors prendre une décision incroyable, inimaginable. Ce domaine de Chōshū dont il a toujours rêver la perte, qu’il vient de combattre et dont il est l’ennemi juré, il va s’y rendre en personne pour lui proposer de faire la paix avec le bakufu en lui faisant allégeance. Une démarche elle-même presque suicidaire, rien n’empêche ses ennemis de l’emprisonner ou même de le tuer. Lui, leur ennemi juré. Mais certains historiens contemporains voient dans cette démarche un calcul particulièrement intelligent et subtil ainsi qu’une incroyable clairvoyance en terme de psychologie de la part de SAIGŌ. Si celui-ci avait envoyé un émissaire à sa place, un « fonctionnaire » de moindre importance, nul ne sait ce qu’il en serait advenu. Mais en se rendant lui-même à Chōshū, lui, le «grand SAIGŌ», il a dû miser sur le fait que, s’il lui arrivait quelque chose, ce serait alors la guerre totale et la fin inexorable de ce domaine – alors que lui, proposait une solution de survie. SAIGŌ laissera de surcroit Chōshū faire lui-même cette demande de paix au bakufu afin qu’il en retire seul les fruits du résultat. Un résultat qui sera lourd pour Chōshū mais qui le sauvera. Au prix du seppuku (suicide) de trois de ses hauts dignitaires ainsi que la destruction du château de Shimonoseki. De son coté, SAIGŌ a agi en secret auprès du bakufu et a réussi à le convaincre d’accepter la demande de paix: l’invasion par ses troupes du territoire de Chōshū est donc abandonnée.
Mais SAIGŌ ne s’arrête pas là. Nous sommes en 1866, et alors qu’il a fait de Chōshū un allié de fait qui de plus est son débiteur, il va cette fois provoquer son allié d’antan, à savoir le bakufu. Celui-ci a décidé d’envoyer malgré tout une armée à Chōshū qu’il craint décidément trop malgré sa soumission. Et naturellement, il a demandé l’aide du domaine de Satsuma – qu’il croit être toujours son allié. C’est alors que SAIGŌ va lui faire la plus provocante et la plus insultante des réponses : comme Chōshū a fait allégeance au shōgun, il considère qu’il n’y a pas de motif satisfaisant pour engager une nouvelle bataille contre ce domaine et refuse d’y apporter son concours. Ce qui, au Japon, à cette époque, est pratiquement un acte de haute trahison de la part d’un domaine envers le gouvernement central. Mais il y avait une raison secrète à ce refus. Entre-temps, SAIGŌ avait fait signer entre son domaine et celui de Chōshū une vraie alliance qui est restée célèbre dans l’histoire du Japon sous le nom d’ « alliance Satchō » (union des deux syllabes «sat» de Satsuma et «chô» de Chōshū). La légende – ou la vérité historique ? – veut d’ailleurs que si SAIGŌ a négocié cette alliance, c’est qu’elle lui a été vivement conseillée par celui qui l’a imaginée, un certain SAKAMOTO Ryōma du domaine de Tosa, et qui a réussi à le convaincre de son bien-fondé. Dans cet accord, Satsuma avait promis de soutenir militairement Chōshū si celui-ci était à nouveau menacé par le bakufu. En réalité, un grand plan secret de SAIGŌ se met en marche. Un énorme plan visant le renversement pur et simple du bakufu et sa disparition au profit d’un nouveau système politique dont l’unique chef suprême serait l’Empereur…
Pour expliquer l’admiration des historiens contemporains à l’égard de SAIGŌ, de sa grande faculté d’analyse et de son très haut sens de la stratégie politique bien au-delà d’un «simple» sens de la stratégie militaire pourtant très développé, il faut comprendre que, lorsqu’il a conclu cette alliance Satchō, les termes de ce contrat faisait uniquement état d’un soutien militaire dans un but bien précis : le retour de représentants de Chōshū dans le gouvernement du shōgun. Rien ne dévoilait l’éventualité d’un renversement de ce gouvernement. Cependant, il semble que cette issue était déjà prévue par SAIGŌ même si celui-ci n’en a rien révélé à ses nouveaux alliés. SAIGŌ avait déjà «lu» l’avenir ou du moins avait-il déjà parié sur l’avenir et l’inévitable chute du bakufu.
Et ce qui devait arriver arriva : le bakufu, qui livre donc bataille à l’armée de Chōshū malgré la défection de l’aide de Satsuma et ne sait pas que ce dernier combattra aux cotés de son ennemi – car il n’a pas pu imaginer que cette nouvelle alliance Satchō serait vraiment solide et qu’elle irait jusqu’à retourner l’armée de SAIGŌ contre lui (tellement la haine réciproque des deux domaines était célèbre) – va essuyer une cinglante défaite à la bataille de Toba-Fushimi. Nous sommes au mois de janvier 1868 et les événements se précipitent et s’entremêlent. C’est ce qui rend cette période en même temps difficile à bien percevoir mais passionnante. Petit retour en arrière pour bien comprendre le contexte global.
Le 30 janvier 1867, l’empereur KŌMEI (photo), sur le trône depuis 1846, décède. C’est donc sous son règne que le commodore Matthew PERRY est arrivé au Japon en 1853, qu’il a convaincu le shōgun de l’époque de signer la «Convention de Kanagawa» en 1854 ainsi que, quatre ans plus tard, les différents traités diplomatiques dits d’amitié et commerciaux avec les puissances américaines et européennes, dont le «Traité d’amitié et de commerce entre la France et le Japon» signé le 9 octobre 1858. A la mort de l’empereur, son successeur est immédiatement désigné : son second fils Mutsu-Hito devient empereur ce même jour afin d’assurer la continuité de l’Empire. Il est investi officiellement 4 jours plus tard, le 3 février 1867 et il assure ainsi la continuité de l’ère appelée Keiō.
De son coté, le shōgun de l’époque, à savoir TOKUGAWA Yoshinobu qui lui aussi vient juste d’entrer en fonction, va connaître une année 1967 pour le moins contrastée et ô combien agitée, durant laquelle il va certes redonner une certaine puissance politique et diplomatique au gouvernement shogunal mais va lui faire perdre son avance militaire (et ce, malgré l’apport de la «Mission militaire française» envoyée par Napoléon III) face aux domaines qui s’insurgent de plus en plus en raison de ses relations avec les étrangers, dont Satsuma, Chōshū et dans un moindre niveau le domaine de Tosa pour ne citer que les trois principaux. Et c’est fin 1867 que, poussé par la pression exercée par ses opposants mais aussi sans doute par stratégie personnelle, Yoshinobu va présenter à l’empereur son abdication et la restitution de l’intégralité de ses pouvoirs, devenant ainsi «le dernier shōgun» de l’histoire du Japon… Et c’est quelques semaines plus tard que, le 25 janvier 1868, débutera officiellement une nouvelle ère à laquelle l’empereur Mutsu-Hito décidera d’attribuer dès le début son nom posthume (en effet, la tradition voulait jusque là que le nom d’une ère ne lui soit attribué qu’au décès de celui qui en avait assuré le règne) : c’est la naissance de l’ère Meiji. Et c’est toute cette période de la fin de l’ère d’Edo et du début de l’ère Meiji, parce qu’elle marque la restauration de tous les pouvoirs à l’empereur après environ 700 ans de shogunat, qui sera baptisée Meiji Ishin ou «Restauration de Meiji».
Mais l’histoire ne s’arrête pas là, bien au contraire. Bien qu’ayant abdiqué, le shōgun existe toujours : il a en effet «rendu» à l’empereur tous ses pouvoirs mais lui, ses alliés, son administration, rien n’a encore été modifié. Et au nom de l’empereur, sous le prétexte de continuer de le servir et donc au nom des intérêts impériaux, en tant que chef auto-proclamé d’un gouvernement officieux et provisoire, il va continuer de livrer bataille contre tous ceux qui s’insurgent (ou qu’il juge s’insurger) contre lui – donc indirectement contre l’empereur dont il est devenu, ou se dit être devenu, le premier des vassaux. C’est donc au nom de l’empereur qu’il va livrer la bataille de Toba-Fushimi contre l’alliance Satchō.
De son coté, SAIGŌ Takamori a constaté avec colère le «jeu» du shōgun qui a donc abdiqué mais reste factuellement au pouvoir et se positionne déjà comme le chef du nouvel ordre politique qui se prépare. Indigné par cela, il menace les membres de ce gouvernement provisoire et leur intime l’ordre de confisquer les terres de Yoshinobu (photo) en invoquant que tel est l’intérêt majeur de l’empereur. Ce à quoi Yoshinobu rétorque, dans le but de s’affirmer encore plus, qu’il ne reconnait pas la «Restauration» et appelle la Cour à l’annuler – tout cela bien sûr en prétextant que c’est pour le bien de l’Empereur et pour le «libérer» de toute emprise. Ainsi, tous les opposants de cette époque sont-ils persuadés d’agir «pour l’Empereur» mais chacun a sa façon très personnelle d’interpréter ce qu’est «l’intérêt de l’empereur». Avec comme enjeu en toile de fond, l’avenir du Japon, que les uns voient possible à travers des accords et des traités avec les étrangers qui lui apporteront à coup sûr la modernisation nécessaire à sa survie, mais des traités que les autres, certes admettent aussi, mais à condition de les renégocier car ils jugent qu’ils conduiront rapidement à la colonisation de leur pays et par conséquent à la perte de son indépendance. Situation générale on ne peut plus confuse et difficile à bien comprendre !
C’est dans ce contexte que la bataille de Toba-Fushimi va être engagée, Yoshinobu ayant décidé d’attaquer Kyōto et la Cour, jugeant que celle-ci était «contaminée» et sous la domination des domaines de Satsuma et de Chōshū. Une bataille qui va se terminer sur une déroute complète de l’armée shogunale qui, bien que supérieure en nombre, n’a pas du tout la même détermination que ses ennemis. En effet, non seulement son statut et surtout celui de leur chef suprême qu’est le shōgun démissionnaire ne sont pas clairs, mais de plus elle est composée de nombreux conscrits (Yoshinobu a en effet instauré un service militaire afin de recruter des soldats en masse), peu entrainés, peu habitués aux maniements des armes nouvelles et surtout issus du peuple, donc des marchands, des paysans, etc, qui n’ont pas du tout l’âme ni la fougue de leurs ennemis qui sont des samouraïs, de «vrais» guerriers. Eux aussi équipés d’armes occidentales des plus modernes pour l’époque. SAIGŌ Takamori, leur commandant, en est le grand vainqueur.
Mais un événement majeur va alors survenir qui va influencer les deux années à venir. En pleine bataille de Toba-Fushimi, l’empereur a décrété que Yoshinobu était désormais son ennemi pour avoir voulu intenter à la Cour, «sa Cour», et a autorisé les troupes alliées du Satchō à arborer des bannières à son emblème. Cette alliance va ainsi être adoubée et reconnue comme «coalition impériale». On dit d’ailleurs que c’est en voyant ces bannières et autres étendards portant l’emblème de l’empereur que les troupes shogunales, qui elles aussi étaient persuadées combattre pour et au nom de l’empereur, auraient perdu toute motivation pour continuer de se battre. Quant à Yoshinobu, lui qui n’avait pas été physiquement présent sur le champ de bataille mais le supervisait de son château d’Ōsaka, il décida de le quitter discrètement pour retourner (fuir?) au château d’Edo, siège historique du bakufu. Cette «désertion» sera l’ultime raison de la défaite de ses troupes qui rendra les armes. Elle sera aussi, fait particulièrement important pour la suite des événements, la cause de la défection de beaucoup de domaines qui, jusqu’au bout et pour différentes raisons, étaient restés fidèles au «dernier shōgun» – et souhaitaient même son éventuel retour en grâce et la restauration de «l’ancien régime».
SAIGŌ et les troupes de l’alliance décident alors d’anéantir complètement Yoshinobu et marchent vers Edo. Et ce qui aurait pu n’être qu’une courte bataille (quatre jours) se transforme alors en une guerre qui durera deux années, la Guerre de Boshin ou Boshin sensō. Edo, ville dont la population est alors estimée à presque un million d’âmes, est désormais sous la menace d’une énorme guerre civile…
(à suivre dans l’épisode 2)
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(C.Y.)