Nous sommes en 1868. Le shōgun a abdiqué et restitué tous ses pouvoirs à l’Empereur. On a pris l’habitude de résumer la chose en une phrase, il faut tout de même prendre bien conscience de deux réalités d’une importance considérable pour ce pays: c’est tout d’abord une organisation politique et administrative vieille de près de 700 ans qui disparaît d’un coup, c’est ensuite un pays qui ne sait pas vraiment par quoi la remplacer. En effet, si quelques idées fondamentales se sont imposées, comme par exemple faire de l’Empereur le personnage central de la nouvelle organisation ou encore tout faire pour rattraper le retard pris par rapport aux étrangers afin de ne pas succomber à leurs tentatives de colonisation, et s’il est vrai que le Japon peut s’inspirer des systèmes politiques occidentaux, ceux-là même qui l’ont poussé à faire sa révolution, il n’en est pas moins vrai qu’il se doit de presque tout inventer en partant d’une feuille quasiment blanche.

C’est ainsi que le nouveau gouvernement, qui s’est très rapidement formé après l’abdication de TOKUGAWA Yoshinobu, regroupe des personnalités qui se sont illustrées dans les mois et les années précédentes et qu’on pourrait classer en deux grandes catégories: d’une part, des «réformateurs prudents» voire presque «conservateurs», de l’autre, des «réformateurs pressés» et radicalement progressistes. Si les premiers essaient de faire de cette difficile période une transition la plus «douce» possible, les seconds sont persuadés qu’il faut agir vite et très fort. Qu’il convient, pour ne pas laisser les inévitables résistances s’organiser (et peut-être permettre au shogunat de renaître), de très rapidement définir les grandes lois fondamentales d’une nouvelle constitution tout en prenant quelques grandes décisions symboliques. L’une d’elles interviendra très précisément le 23 septembre 1871 avec la promulgation d’une loi appelée sanpatsu-dattō-katterei ou «loi interdisant le port du katana et obligeant… de se couper les cheveux» ! C’est sur la deuxième partie de cette loi que nous allons nous attarder.

Petit retour en arrière de quelques années. Parmi les hommes forts du nouveau gouvernement se trouvent un certain e9ef4ade461ec133dfdd969ac9251de8KIDO Takayoshi (photo de gauche). Originaire du domaine de Chōshū, il fait partie, avec SAIGÔ Takamori et ÔKUBO Toshimichi, qui sont eux de Satsuma, de ceux qu’on appelle «les 3 grands nobles» ou Ishin no sanketsu. Ce sont trois des plus grandes figures de la Restauration de Meiji, et KIDO est peut-être celui qui veut aller le plus vite dans le 3777880_origprocessus de création du nouveau Japon. Remarquant combien les étrangers se moquaient des asiatiques notamment en raison de leur chevelure – les Chinois d’abord avec leur tresse, les Japonais ensuite avec leur «chignon» – il est convaincu que pour en finir avec cette ségrégation, une mesure très symbolique d’abandon de la coiffure traditionnelle au profit de celle des occidentaux est d’une importance primordiale. Il est d’ailleurs un des premiers à montrer lui-même l’exemple acceptant de couper son chonmage, ce qu’il fera en août 1871 (photo de droite). Cette mesure peut prêter à sourire tant elle paraît accessoire. Pourtant, elle est effectivement d’une importance capitale, et ce en raison de tout le symbole que représente ce chonmage.

On situe la naissance de cette forme de coiffure dans les mêmes années que le gouvernement de Kamakura ou photo-nittaKamakura bakufu, fin du 12ème siècle. Les samouraïs de cette époque avaient en effet remarqué que le fait de se raser le sommet du crâne permettait de moins souffrir de la chaleur engendrée par le port de leurs énormes casques lourds et qui parfois leur faisait subir des «coups de chaleur» à la tête. Et pour empêcher que les cheveux qui restaient autour de cette tonsure ne les gênent, ils avaient décidé de les nouer en un chignon qu’on appelle donc le chonmage. Peu à peu, celui-ci s’était 66f61d9511270a4a7af480ea47612imposé comme le symbole de la caste guerrière des samouraïs et même comme l’endroit où se nichaient leur âme et leur fierté. La fierté d’être capable de mourir sur le champ de bataille pour défendre son pays.
A l’époque d’Edo, le chonmage s’était répandu dans les autres classes sociales. On en comptait environ une soixantaine de formes, chacune étant la marque de l’appartenance à une classe ou à un métier. Ainsi, les plus grands nobles portaient un chonmage vertical, la plupart des samouraïs le portaient reposant bien droit sur la partie rasée de leur tête, les commerçants, légèrement sur le côté, les médecins, les comédiens, etc, presque chaque corps de métier avait le sien. Il était la fierté même des Japonais. Et c’est ce symbole, parce que les étrangers s’en moquaient, que KIDO décida de purement et simplement détruire.

Au début, KIDO pensait qu’une recommandation gouvernementale suffirait. Mais il dût se rendre à l’évidence: l’immense majorité des Japonais ne l’entendaient pas de cette oreille. En février 1871, il décida de passer à la vitesse supérieure et requit de tous les fonctionnaires, notamment ceux qui étaient en contact avec les étrangers, qu’ils se coupent impérativement leurs cheveux. S’en suivit alors une vague de démissions…

KIDO n’eut alors comme recours que celui de transformer sa recommandation en loi. Cette fameuse loi sanpatsu-dattō-katterei du 23 septembre 1871. Mais il avait complètement sous-estimé la résistance et l’opposition que cette loi provoqua dans tout le pays au point de devenir un véritable scandale national… On trouve, dans les archives de cette époque du département actuel de Tottori, les témoignages d’épouses ayant demandé – et obtenu – le divorce en raison de l’aspect effrayant de leur mari coiffé à l’occidentale. Ce genre de divorces pour « coiffure effrayante » se multiplièrent à travers tout le pays. On a même trouvé des preuves de décès, indirectement causés par cette coiffure, dans le département de Fukui: le maire d’un village ayant obligé tous ses administrés à aller chez le coiffeur pour faire respecter la loi, ceux-ci se révoltèrent et mirent le feu à la mairie. Ils étaient près de 8.000 à s’être révoltés, 6 d’entre eux furent condamnés à mort…

La résistance était partout, même au plus haut de l’État. KIDO avait eu entre-temps une idée lumineuse pour faire meiji_tenno3appliquer sa loi par ce peuple décidément bien peu obéissant et était persuadé de détenir le moyen de cette soumission. Ce moyen, c’était l’Empereur lui-même. Il se rappelait que, quelques mois auparavant, rompant avec toutes les traditions, le jeune Empereur Meiji s’était montré en public. Le peuple l’avait alors acclamé comme jamais – et pour cause, il n’y avait en gros aucun précédent. Et KIDO avait compris que si l’Empereur acceptait lui aussi de couper son chonmage, alors le peuple suivrait son exemple. Il décida alors de tenter de le convaincre. Mais un nouvel obstacle surgit à travers celles qu’on appelle les nyokan, les dames de compagnie. Celles-ci constituaient une sorte de dernier bataillon autour de l’empereur, elles étaient en quelque sorte les «gardiennes du temple» de la Tradition – avec un grand T – et des coutumes ancestrales. Elles voyaient déjà d’un très mauvais œil l’arrivée de ces étrangers, elles faisaient même parfois répondre à des demandes d’entrevue que l’Empereur ne pouvait y accéder favorablement en raison d’une fièvre persistante. Et c’était ces dames de compagnie qui, tous les matins, avaient pour charge de recoiffer l’Empereur… Comme on s’en doute, elles s’opposèrent de toutes leur force – qui était grande – à cette idée scandaleuse que de couper le chonmage de l’Empereur. Complètement impensable et sacrilège.
C’est alors que le destin s’en mêla et bascula enfin en faveur de KIDO

Soucieux de développer leur connaissance de l’occident et dans le but de tenter de renégocier les traités commerciaux signés en 1858 et jugés «inégaux» en défaveur du Japon, une mission fut créée par l’Empereur et confiée à un certain IWAKURA Tomomi. Celui-ci était un autre homme fort de la Restauration, au passé parfois un peu litigieux mais profondément convaincu de la nécessité, pour son pays, de se iwakura_missionmoderniser. Mais il faisait partie de ces «réformateurs prudents» et il était de ceux qui s’entêtaient le plus pour conserver leur chonmage. Pour lui, c’était l’honneur même des Japonais que de le porter et y renoncer était donc synonyme de déshonneur total. Et perdre son honneur, c’était assurément perdre l’honneur du Japon tout entier. Cet entêtement est visible sur cette photo montrant les principaux responsables composant cette mission très peu de temps après son arrivée en Amérique: tous sont habillés et coiffés à l’occidental… sauf IWAKURA, assis au centre, qui conserve encore habits et coiffure traditionnels.
La «mission Iwakura» quitta le Japon en décembre 1871 et n’y revint qu’en septembre 1873. Et c’est là que se produisit un des ces incidents presque anodins qui parfois changent le destin d’un pays.

On raconte qu’IWAKURA reçut un accueil plutôt favorable et souriant en arrivant aux États-Unis. Il était arrivé à San Francisco, puis s’était rendu à Washington pour les négociations. Mais il fit une halte à Chicago où résidait son fils qu’il avait envoyé un peu plu tôt en Amérique afin de parfaire sa connaissance du monde occidental. Et c’est là qu’au cours d’un dîner, celui-ci lui aurait dit : «Père, ces gens ne vous sourient pas amicalement, en réalité ils se moquent de vous et s’amusent de vous voir comme une bête curieuse…». On dit qu’à ces mots, IWAKURA aurait alors été terriblement choqué: ces Américains, qui semblaient l’accepter avec ses traditions, en réalité s’en moquaient. Et en se moquant de lui, ils se moquaient du Japon tout entier dont il était l’ambassadeur officiel. Et autre point crucial: tenter de négocier avec des gens qui ne le respectaient pas, c’était assurément compromettre sa mission. Tout cela pour une coiffure… Sans doute la mort dans l’âme, il décida alors de couper son chonmage.

Malgré cela, les négociations tournèrent mal. Les Américains, intransigeants et dominateurs, non seulement refusèrent de revenir sur les traités mais les aggravèrent, en imposant au Japon qu’il leur ouvre dorénavant plus de ports. La mission Iwakura essuya là un échec grave. Mais dans le même temps, elle permit à son chef de se «radicaliser»: pour pouvoir résister aux occidentaux, il lui fallait accélérer et considérablement amplifier la modernisation du Japon. L’écart était vraiment trop important encore pour que son pays puisse rêver d’obtenir quoi que ce soit de ces étrangers. Elle se dirigea alors vers l’Europe avec un seul but, celui de découvrir, de voir, d’apprendre. Et c’est à ce moment de son voyage qu’IWAKURA reçut une lettre du Japon. Elle provenait de YOSHII Tomozane, un homme à qui KIDO, durant son absence, avait confié la tâche de tenter de convaincre les dames de compagnies d’accepter le changement de coiffure de l’empereur. En termes contemporains, on dirait qu’il lui avait demandé de faire un intense lobbying. Et YOSHII, dans cette lettre, écrivait: «mission remplie»…

tomomi_iwakura_3Ceci acheva alors de convaincre IWAKURA: la modernisation du Japon ne pouvait passer que par la «personnalisation» de cette modernité et celui qui l’incarnerait serait l’Empereur. Il deviendrait alors un exemple pour son peuple. IWAKURA 07f9b88e7cb5d4441317208f07948097renvoya alors une lettre renfermant une photo (à gauche), le représentant lui-même totalement occidentalisé, le chonmage coupé.
L’effet fut presque immédiat: presque tous les hauts fonctionnaires changèrent eux aussi de coiffure pour adopter une tête «occidentale». Ils furent bientôt imités par tous les membres du Palais Impérial. Et survint alors le jour où le miracle tant espéré par KIDO se produisit: l’Empereur lui-même coupa son chonmage (photo de droite). Ce fut le 20 mars 1873.
Cette décision fut publiée par la presse et tous les Japonais suivirent alors l’exemple de leur empereur.

Si l’Histoire retient l’année 1868 comme celle de la Restauration de Meiji, c’est en réalité 5 ans plus tard, en 1873, que le Japon est entré de plein pied dans la modernité. Ironie de l’histoire, alors que depuis des années, il était question pour tous ces hommes, pour tous ces héros pourrait-on dire, de nouvelle constitution, de nouvelle organisation politique et administrative, alors qu’il fallait inventer un tout nouveau pays tout en le protégeant du reste du monde, ce fut en fait un chonmage coupé qui le modifia et le modernisa le plus symboliquement et donc, peut-être, le plus fondamentalement. Certes, un chonmage impérial, quand même…!

Un chonmage qui survit encore de nos jours grâce à une «caste» unique qui a toujours été officiellement autorisée à le porter, et ce, même dans la loi sanpatsu-dattō-katterei de KIDO Takayoshi. Comble de l’ironie, une «caste» qui, de nos jours, compte un grand nombre d’étrangers qui sont très fiers de l’arborer. Savez-vous laquelle?
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(C.Y.)