La grandeur.

Le domaine de Chōshū dont le nom, avec celui de Satsuma et celui de Tosa, est inséparable de toute cette époque qui voit la fin de l’ère d’Edo et le début de l’ère Meiji, est un des vieux et grands domaines du Japon. S’il n’existe sous ce nom que depuis la création par TOYOTMI Hideyoshi de cette entité politique et administrative qu’est le han ou domaine, la famille MŌRI qui le dirige est elle-même l’héritière d’une des plus grandes familles du Japon, celle des ŌE, moins connue mais d’un niveau semblable à celles des MINAMOTO, TAIRA et autre FUJIWARA. Au fil des siècles, cette province connut une grandeur sans pareil dans tout l’ouest du Japon, elle contrôla toute la région du Chūgoku, c’est-à-dire la région comprise entre la région de Kansai à l’est et le bras de mer séparant l’île de Honshu de l’île de Kyūshū à l’ouest, atteignant la taille record de 1,2 million de koku. Une région dont ont été issus, au début de l’ère Meiji et la fin du système des han, 5 départements : Okayama, Hiroshima, Tottori, Shimane et Yamaguchi.

 

La décadence.

Nous sommes au 16ème siècle, à l’époque baptisée Sengoku-jidai ou « période des grandes guerres ». Et alors qu’il est l’un des plus puissants du Japon, le domaine de Chōshū va connaître sa décadence.
mori-terumotoCelle-ci est due à l’alliance « forcée » de MŌRI Terumoto (photo de gauche), seigneur (daimyō) du domaine, avec TOYOTOMI Hideyoshi qui lui a reconnu son autorité sur de nombreux domaines vassaux, portant ainsi sa puissance à 1,2 million de koku. Cette reconnaissance lui vaut une sorte de garantie de paix. Mais cela l’oblige aussi à la fidélité. Et lorsque Hideyoshi décède en 1598 et que MŌRI continue de soutenir le clan TOYOTOMI, l’armée de l’ouest dont il est l’une des grandes composantes est défaite par l’armée de l’est dirigée par TOKUGAWA Ieyasu à la Bataille de Sekigahara en 1600 (photo-titre). Une bataille ultime qui clôturera cette « période des grandes guerres » et qui fera de Ieyasu le créateur et premier shōgun de l’ère d’Edo. Faisant partie des vaincus, le clan des MŌRI est chassé à la pointe ouest de l’île de Honshu et son domaine de Chōshū est réduit des trois quarts, il n’est plus composé de deux domaines, celui de Suō et celui de Nagato.

Mais plus que cette défaite militaire et la réduction de son territoire, ce sont les conditions dans lesquelles elles se sont produites qui sont importantes pour comprendre la suite des événements. En effet, l’un des seigneurs vassaux du clan MŌRI, KIKKAWA Hiroie (photo de droite) qui dirigeait le domaine de Suō, kikkawa_hiroieétait persuadé de la victoire probable de Ieyasu à la Bataille de Sekigahara. Et vu la loyauté du clan MŌRI, dont il est donc l’un des vassaux, aux troupes pro-TOYOTOMI et craignant que cette probable défaite ne signifie la fin totale du domaine de Chōshū, Hiroie avait passé un pacte secret avec le clan TOKUGAWA, promettant la neutralité des armées de MŌRI en échange de la garantie du maintien de ses domaines. Il s’arrange pour prendre le commandement d’une partie de l’armée de l’ouest, il fait en sorte, en refusant un ordre du commandant suprême, que les armées du clan MŌRI ne prennent pas part à cette bataille. Or, de son coté, Ieyasu, après la victoire, trouve des documents compromettant MŌRI Terumoto et pense que ses armées l’ont en fait bien plus combattu que ne le prétend Hiroie. Il décide alors d’annuler ce pacte conclu avec ce dernier, de confisquer tous les domaines du clan MŌRI, d’en laisser quand même deux à Hiroie, le sien, celui de Suō, ainsi que celui de Nagato. Mais celui-ci, fidèle à son clan, réussit à convaincre Ieyasu de les laisser ces deux domaines aux MŌRI et de sauver le domaine de Chōshū.

Mais malgré ce « sauvetage », le domaine de Chōshū se trouve donc réduit à quelque 370.000 koku et il est dorénavant soumis au clan TOKUGAWA. Une soumission qu’il a d’autant plus de mal à accepter qu’il la croit due à une volte-face de Ieyasu qui aurait donc trahit Hiroie en annulant son pacte – un Hiroie également considéré comme un traître par certains membres de son propre clan pour avoir mené ces transactions secrètes sans son accord et étant considéré comme l’un des responsables de la défaite de l’armée de l’ouest. Et c’est là l’origine du fait que le domaine de Chōshū aura toujours un ressentiment profond contre les TOKUGAWA, une défiance qui durera toute l’ère d’Edo. Et même si durant cette ère, et donc avec l’approbation des successeurs de Ieyasu, il retrouvera progressivement une partie de sa superbe, on comprend pourquoi ce domaine sera le premier, le principal et le plus virulent adversaire des derniers shōgun lorsque ceux-ci, forcés d’ouvrir le Japon avec l’arrivée du Commodore PERRY, seront accusés d’abandonner le pays à ses envahisseurs et potentiels colonisateurs occidentaux. On comprend pourquoi les habitants de Chōshū seront parmi les premiers à rejoindre et soutenir le concept du Sonnō-Jōi (« vénérer l’Empereur, expulser les barbares ») et qu’ils seront les plus acharnés à renverser le régime du Bakufu et son dernier représentant, TOKUGAWA Yoshinobu.

 

La grandeur retrouvée.

On le sait depuis ou on peut le découvrir à travers les multiples événements qui conduisirent à la chute des shōgun, le domaine de Chōshū fut donc l’un des principaux artisans de la Restauration de l’ère Meiji. Il fut ainsi, avec les domaines de Satsuma et de Tosa, l’un des principaux pourvoyeurs de politiciens qui définirent le nouveau régime et portèrent les premières années de l’Empereur Mutsuhito. Au point de s’attirer les foudres des autres domaines du Japon qui voyaient d’un très mauvais œil ce nouveau pouvoir de ce qu’on a appelé « l’oligarchie de Meiji ». Certains pensaient que cette oligarchie n’avait renversé le Bakufu d’Edo que pour prendre sa place et prendre le pouvoir du pays.
Ce que l’on sait peut-être moins en revanche, c’est que l’influence de ce domaine de Chōshū dans la politique du Japon, même après l’abolition du système des han, s’est poursuivie… jusqu’à nos jours ! Le principal département qui est né de cette abolition est celui de Yamaguchi, dont la « capitale » est Shimonoseki. Et si depuis l’ère Meiji, ce sont 97 gouvernements qui se sont succédé, ce ne sont pas moins de 20 de ces gouvernements qui ont été dirigés par des premiers ministres nés ou élus de ce département ou de l’ex-domaine de Chōshū. Soit plus d’1/5ème pour ce seul département de Yamaguchi parmi les 47 que compte le Japon !

itohirofumiCe sont en effet 8 Premiers Ministres qui ont dirigé ces 20 gouvernements, à commencer par le tout premier Premier Ministre de l’histoire du Japon, ITŌ Hirobumi (ou Hirofumi selon les lectures possibles de son prénom) qui l’aura été à 4  reprises (photo de gauche), puis YAMAGATA Aritomo (2 fois), KATSURA Tarō (3 fois), shinzo_abe_april_2015TERAUCHI Masatake (1 fois), TANAKA Giichi (1 fois), KISHI Nobusuke (2 fois), SATŌ Eisaku (3 fois), KAN Naoto (1 fois), jusqu’à l’actuel Premier Ministre ABE Shinzō (photo de droite), né à Tōkyō mais élu de Yamaguchi et qui en est à son 3ème gouvernement. Autrement dit, 1 gouvernement sur 5 au Japon a été ou est dirigé par un homme né ou élu de l’ancien domaine de Chōshū. Et si l’on compte cette fois les grands politiciens ou hauts fonctionnaires qu’a connu ce pays depuis l’ère Meiji, ce sont des centaines de noms qui en composeront l’impressionnante liste…
 
 
(C.Y.)