Saviez-vous que l’industrie textile, et en particulier l’industrie de la soie, a été la toute première grande industrie à se développer en France lors de sa Révolution Industrielle du milieu du XIXème siècle, précédant même l’industrie lourde ?
Au début de la seconde moitié du 19ème siècle, cette industrie de la soie (depuis la sériciculture, l’élevage des vers à soie jusqu’à la confection, en passant par le filage ou encore le tissage) devient la première industrie en France, faisant de notre pays le premier exportateur mondial.
 
L’intérêt de cette industrie pour le Japon date déjà de quelques décennies, alors que les métiers de la soie ne sont encore qu’artisanaux. Les Français se sont en effet penchés sur les techniques de la Chine et du Japon dont ils connaissent bien sûr la très grande qualité de la soie produite dans ces deux pays. Un intérêt qui sera encore plus fort lorsque Napoléon III reçoit, en cadeau de la part du shōgun lors de la signature du « Traité de paix, d’amitié et de commerce entre la France et le Japon » en octobre 1858, de superbes étoffes de soie de très grande qualité. Et cela surtout en raison d’une conjoncture particulièrement pénible pour la France : juste à cette époque, elle souffre en effet d’une véritable pandémie qui s’est abattue sur les vers à soie européens et rien qu’en France, premier pays producteur donc, ce sont environ 80% des vers à soie qui sont emportés par la maladie entre 1855 et 1860. La France a un très grand besoin de soie grège, et parmi les premiers Français à se rendre au Japon suite à la signature de ce traité, on compte de nombreux soyeux de Lyon, capitale de la soie en France. Ceux-ci constatent que la qualité de la soie japonaise est supérieure à celle de Chine et que d’autre part, la sériciculture japonaise a les moyens de venir en aide à son homologue française en péril. Par contre, l’exportation des précieux vers à soie est totalement interdite. Et si elle est de très grande qualité, la production japonaise de soie est encore totalement artisanale et donc encore relativement faible en terme de quantité produite.
 
Le tout premier soyeux français à s’installer au Japon, très précisément à Yokohama, s’appelle Louis BOURRET, il travaille pour une société française déjà présente à Shanghaï, en Chine, et qui décide d’ouvrir en 1860 une filiale au Japon. C’est la toute première filature « industrielle » ouverte dans ce pays, et déjà elle impressionne beaucoup les Japonais. Parallèlement, de nombreux soyeux de Lyon s’installent dans la concession française de Yokohama et développent le commerce de la soie grège ou soie brute. En 1864, sur un total estimé à 283 étrangers résidant à Yokohama, on comptait 56 Français dont 17 soyeux lyonnais. Aidés notamment dans le développement de leur activité commerciale par l’ouverture, en 1855-1866, d’une ligne reliant Shanghaï à Yokohama par la Compagnie des Messageries impériales. Jusque là dépendant des navires britanniques, le commerce franco-japonais fait alors un bond considérable puisque de Shanghaï, on peut aller directement à Marseille. Et si Londres était jusque là la première place du négoce international de la soie, en moins de 5 ans, la capitale anglaise est détrônée par Lyon. La France devient la première nation en terme de production mais aussi de commerce. Et c’est ainsi que s’ouvre une nouvelle « route de la soie ».
 
Depuis 1863, le Consul de France représentant l’Empereur Napoléon III est Léon ROCHES, qui a succédé au tout premier consul arrivé au Japon suite à au traité de 1858, Gustave DUCHESNE DE BELLECOURT. Léon ROCHES (photo de gauche) est originaire de Grenoble mais il a fréquenté un lycée à Tournon sur Rhône, il a dès sa jeunesse été sensibilisé à la soie. Quand il arrive au Japon, il réussit à nouer des liens d’amitié particuliers avec le shōgun de l’époque, TOKUGAWA Iemochi. Et c’est ainsi qu’entre autres négociations (il a notamment eu un rôle déterminant dans la construction de l’arsenal de Yokosuka dont le principal artisan sera Léonce VERNY, un énorme projet qui est négocié à la demande japonaise en contrepartie du sauvetage de l’industrie française de la soie), il parvient à obtenir la levée, pour la France, de l’interdiction d’exporter les graines de vers à soie, chose jusque là totalement interdite. Il obtient également l’approvisionnement régulier et grandissant en fil de soie, matière première essentielle pour approvisionner les usines lyonnaises. Plusieurs sociétés commerciales sont chargées du transport de ce précieux ver à soie, dont Louis PASTEUR a découvert la faculté de résistance aux maladies qui ont frappé les vers français. Parmi elles, une société qui va jouer un peu plus tard un très grand rôle, la maison française Hecht Lilienthal.
 
Le commerce de la soie s’intensifie entre le Japon et la France (on estime que c’est la moitié de la production totale de soie au Japon qui sera exportée pendant 40 ans depuis 1865), à tel point qu’il va engendrer deux conséquences : devant produire de plus en plus de fil à soie, la qualité de ce fil japonais commence à lentement décliner. Autre conséquence directe, la production japonaise ne peut plus se contenter d’être artisanale, tellement la demande française est forte. C’est ainsi que, deux ans après le Restauration de Meiji en 1868, le nouvel empereur décide de faire de la soie une des principales industries qui soutiendra la modernisation de son pays. Il confie cette mission au trio ŌKUMA Shigenobu (futur Ministre des Finances), ITŌ Hirofumi (futur premier 1er Ministre de l’histoire du Japon) et SHIBUSAWA Eiichi (photo de droite, dans sa jeunesse à gauche, après l’Exposition Universelle à droite, on note la transformation…), un très francophile haut fonctionnaire du ministère des Finances (il a participé à l’Exposition Universelle de 1867 et a séjourné 1 an en France afin de se familiariser avec le monde capitaliste, financier et bancaire français). Sur les recommandations de son ami le lieutenant Albert du BOUSQUET, interprète de la légation française de l’époque qui lui a présenté F. GEISENHAIMER qui dirige la société Hecht Lilienthal, SHIBUSAWA nomme Paul BRUNAT, cadre de cette société et présent au Japon depuis 1866, comme oyatoi-gaikokujin ou « conseiller étranger », et le charge de construire une grande usine de filature au Japon (photo de gauche: devant l’usine de Tomioka, de dr. à g., KAWASHIMA Chūnosuke, qui officia en tant qu’interprète à Tomioka, Paul BRUNAT, SHIBUSAWA Eiichi). Paul BRUNAT part à la recherche d’un lieu propice pour cette usine, il le trouvera dans la ville de Tomioka, dans le département de Gunma. En effet, cette ville réunit les 3 critères essentiels à une telle usine : la présence de nombreux producteurs de vers à soie dans la région, de l’eau en grande quantité grâce à une rivière toute proche et surtout du charbon pour faire tourner ses machines à vapeur, indispensables dans le processus de fabrication ainsi que pour la fabrication des innombrables briques nécessaires à l’édification des bâtiments.
 
La construction de l’usine est confiée à un architecte français du nom de Edmond Auguste BASTIEN, qui a participé au projet de l’arsenal de Yokosuka, elle débute en 1871. De son coté, Paul BRUNAT (photo de gauche) revient en France chercher les machines (par centaines, dont le transport est assuré par son ancien employeur, la maison Hecht Lilienthal qui, ainsi, tire aussi profit de ce grand projet) ainsi que des ingénieurs pour faire « tourner » sa future usine. Il en profitera pour se marier à Paris avec Émilie LEFEBURE-WELY qu’il épouse le 18 septembre. Les jeunes époux repartiront dès février 1872 au Japon, accompagnés de deux ingénieurs, quatre ouvrières fileuses ainsi que trois fileurs afin d’encadrer et de former les futurs employés japonais aux techniques françaises.
 
En juillet 1872, l’usine de Tomioka est terminée, elle sera officiellement inaugurée le 4 novembre suivant (photo de droite). Anecdote : on raconte que le premier recrutement d’employés pour l’usine fut rendu très difficile en raison de l’effroi que provoquèrent les machines à vapeurs crachant de la fumée noire. Était-ce le souvenir de ces fameux « bateaux noirs » qui angoissèrent tant les Japonais 20 ans avant, lors de l’arrivée du commodore PERRY ? Des rumeurs circulaient même sur d’étranges coutumes de ces Français, allant même confondre le vin qu’ils buvaient avec du sang… On dit que le gouvernement japonais dut alors intervenir et ce fut une première centaine de fileuses qui furent enfin (et un peu de force) engagées. Mais dès l’année suivante, en 1873, l’usine atteindra son plein rendement avec (selon les sources) jusqu’à environ 400 fileuses.
 
La filature de Tomioka est entrée dans la légende de l’industrialisation et la modernisation de l’ère Meiji. Non seulement parce qu’elle fut, à l’heure de sa construction en 1872, la plus grande filature du monde (photo de gauche), mais aussi par le fait qu’elle servit de modèle à la construction d’une vingtaine d’autres filatures à travers le Japon (toutes équipées de machines françaises) et également en raison de sa longévité, avec certes quelques hauts et quelques bas, changeant 3 fois de propriétaires, jusqu’à sa fermeture définitive en 1987.
 
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Devenue, l’année de sa fermeture, le seul site japonais de production industrielle datant de l’ère Meiji mais encore en parfait état, la filature de Tomioka a été, il y a 3 ans, en 2014, inscrite au Patrimoine mondial de l’Unesco (photo de droite).
 
Et voilà comment Paul BRUNAT, un « petit » Français, né le 30 juin 1840 dans la petite commune de Bourg-de-Péage dans la Drôme mais d’une famille fortement impliquée dans le milieu de la soie et des filatures, est parti à l’âge de 26 ans dans ce lointain pays qu’était le Japon de cette époque, qu’il y a passé 10 ans de sa vie et qu’il y a construit une usine inscrite 142 ans plus tard au Patrimoine mondial de l’Unesco. Il a contribué à l’essor d’une des plus importantes relations franco-japonaises, celle de la région de Lyon avec le Pays du Soleil Levant grâce à cette très noble matière qu’est la soie, il a permis l’introduction au Japon des célèbres métiers à tisser Jacquard qui ont profondément révolutionné l’industrie textile au Japon… Après avoir quitté ce pays, il poursuivra sa très belle carrière en Chine. Puis de retour en France où il obtiendra une légitime reconnaissance pour tous ses services rendus à son secteur d’activité et même à la nation, il s’éteindra le 7 mai 1908. Et, disons-le, il tombera ensuite dans l’oubli presque total dans son propre pays… La preuve ? Il fait aujourd’hui partie de cette surprenante liste de Français qui ont une page Wikipédia en japonais mais pas en français !
(Correctif: nous avons le plaisir de constater que – suite à la publication de cet article peut-être? – une page Wikipédia en français lui est désormais consacrée!)
 
Parce que dans la ville de Tomioka, nul ou presque n’a oublié le nom de Paul BRUNAT ni bien sûr ce qui fait la fierté de cette ville et son attrait touristique principal: sa filature. Et c’est ainsi qu’en septembre 2016, a commencé le tournage d’un film, produit par la Ville de Tomioka et par la société de production NHK Entreprises, qui s’appellera « Akai tasuki – La Chronique de Tomioka » (en français dans le texte), akai signifiant rouge et tasuki désignant ce cordon que les Japonais et surtout les Japonaises nouent autour de leurs épaules et sous leurs aisselles pour retenir les manches de leur kimono quand elles travaillent. Ce film est prévu pour sortir sur les écrans au Japon en septembre 2017, avec notamment Vincent GIRY, un acteur français et Noémie NAKAI, une actrice franco-japonaise faisant tous deux carrière depuis plusieurs années au Japon et qui interprètent les rôles de Paul BRUNAT et de son épouse Émilie (photo de gauche). Et peut-être ce film sera-t-il programmé en France dans le cadre de la célébration des 150 ans de la Restauration de Meiji…
 
 
 
(C.Y.)