« L’abolition des han et l’instauration des ken » qui furent décidées en 1871, c’est-à-dire en l’an 4 de l’ère Meiji (cette ère à débuté en 1868 sous la dénomination de Meiji an 1, il n’existe pas d’an 0. D’où « l’an 4 » seulement 3 ans plus tard), est sans doute l’un des événements les plus importants qui auront marqué la naissance du Japon moderne. Cette abolition sera à l’origine de transformations profondes du pays et aura en effet des conséquences multiples, du point de vue politique et administratif, mais aussi économique et social.
Jusque là, le Japon était un pays aux territoires morcelés, dirigés par des autorités locales très autonomes. D’un point de vue théorique, bien sûr, il y avait un empereur incarnant l’ensemble du pays. Bien sûr, il y avait aussi un pouvoir central détenu par le shogunat auquel tous les autres seigneurs locaux prêtaient théoriquement allégeance. Mais jusqu’à la fin de l’époque d’Edo, la réalité de la vie était quelque peu différente. Aucun Japonais, pour ainsi dire, ne connaissait vraiment l’Empereur. Descendant de la Déesse du Soleil Amaterasu, il était lui-même un être quasi divin et pratiquement aucun être humain – sauf les personnes de son entourage proche et ceux qui étaient directement à son service – ne pouvait ni l’approcher, ni le voir ni l’entendre. Le shogun était également un être dont on connaissait l’existence, le nom et le pouvoir. Mais tout cela restait quelque part fort théorique, fort éloigné. Pour la très grande majorité du peuple, l’autorité à laquelle il était vraiment soumis était celle qu’incarnait son seigneur local. Chaque territoire s’appelait un han, qu’on traduit souvent en français pas le mot « domaine ». Ainsi parle-t-on du « domaine de Satsuma » ou Satsuma-han, du « domaine de Chôshû » ou Chōshū-han, etc… A la tête de ces han se trouvait un daimyō que l’on appelait aussi hanshu ou « premier personnage du han » et qui était le chef d’une famille qu’on a l’habitude de nommer en français un « clan ». Ainsi, le « clan Shimazu » dirigeait-il le domaine de Satsuma, le « clan Mōri » celui du domaine de Chōshū, etc…
Un chef de clan pouvait changer pour de multiples raisons : le décès naturel, mais aussi le décès prématuré pour cause de maladie, le décès sur le champs de bataille ou en raison d’un assassinat (attenté par un ennemi extérieur mais aussi parfois en raison d’une rivalité au sein d’un même clan), mais également à cause d’une destitution prononcée par le shogun et le remplacement par une autre famille, etc… C’est ainsi que certains chefs de clan ou hanshu ont laissé leur nom dans l’histoire du Japon, d’autres non.
D’autre part, il faut aussi savoir que les han ou domaines (dont une carte dressée en 1855 est à droite) constituaient des territoires à géométrie variable. Celle-ci se décidait par la seule volonté du shōgun qui pouvait attribuer des terres à un seigneur ou un clan qui lui était particulièrement favorable – par exemple en étant son allié lors d’une campagne militaire – et en retirer aux clans qui, tout en lui ayant prêté officiellement allégeance, lui étaient plutôt hostiles. Ou aux clans qui étaient les alliés de ses ennemis. Et par « terres », il faut bien comprendre que cela représentait non pas un bout de terrain quelconque mais bien des terres cultivables, avec des hommes qui y vivaient, qui les cultivaient, qui commerçaient, etc… Et comme les seigneurs tiraient leur richesse – et donc leur puissance – notamment de la perception d’impôts – voire parfois de ce qu’on pourrait aujourd’hui appeler des pots-de-vin… – liés aux cultures, en particulier du riz, ou au commerce, l’équation était simple: plus il était favorable au shogun, plus il pouvait caresser l’espoir de diriger un grand domaine. Plus le domaine était vaste, plus il percevait d’impôts « locaux » et plus il était donc riche et puissant. De son coté, le shogun prélevait aussi sa part sur celle de chaque domaine. D’où sa puissance au niveau national et sa capacité à se maintenir, comme le clan des Tokugawa par exemple, pendant plus de 260 ans à la tête du shogunat.
C’est ce vieux système féodal que l’ère Meiji naissante va donc abolir. A ce propos, il y a détail – qui n’en est pas un en réalité – dont il faut avoir bien conscience. On attribue à l’Empereur Meiji la plupart des décisions politiques qui furent prises à partir de la Restauration de l’ère du même nom. Si cela est dû au fait que c’est effectivement l’Empereur qui a incarné cette Restauration et en a été le symbole et la figure emblématique, il ne faut pas oublier que, quand il succède à l’empereur précédent en 1867, Mutsuhito n’est qu’un jeune homme de 15 ans. Et lorsque, l’année suivante, l’ère Meiji est officiellement proclamée, il n’a donc que 16 ans. C’est un tout jeune homme, sans aucune expérience du pouvoir et même de la vie. C’est un adolescent qui a plutôt subi les événements qu’ils ne les a provoqués et voulus. Lorsqu’il accède au trône, il est encore très imprégné du féodalisme traditionnel (comme le montre sa tenue sur la photo de gauche). Ceux qui vont réellement imaginer et révolutionner le Japon, ce sont bien les grandes figures historiques qui, depuis plus de 15 ans, se sont opposées de façon de plus en plus ouverte au shogunat faiblissant, puis l’ont renversé et l’ont enfin remplacé en constituant un « nouveau gouvernement ». Bien sûr, toutes les décisions de ce nouveau gouvernement seront prises au nom de l’Empereur. Notamment pour des questions de légitimité. Car ce nouveau gouvernement ne fera bien sûr par l’unanimité au moment de sa création, des résistances subsisteront de part et d’autre du Japon pendant plusieurs années, notamment auprès des clans qui avaient toujours été fidèles au shogunat. Ces clans essaieront même de le déstabiliser et de l’affronter (notamment durant la Guerre de Boshin) en ne le considérant que comme un simple groupe d’arrivistes qui avaient pris le pouvoir par esprit de revanche et n’avaient aucune réelle légitimité. Les résistances seront aussi internes et il y aura, comme nous le verrons un peu plus bas, quelques épisodes de rébellions.
Il y aura des guerres, il y aura des révoltes, il y aura des crimes et des assassinats, il y aura des suicides. Pour y faire face, il y aura des décisions gouvernementales humanistes, introduisant les notions occidentales de démocratie et de suffrage universel, qui conduiront le Japon, 20 ans plus tard, à se doter d’une Constitution qui instaurera une monarchie parlementaire. Il y aura aussi des mesures contraignantes, comme la loi appelée Sanpatsu-dattōrei qui interditra le port du katana et imposera de renoncer au chonmage, la coiffure traditionnelle des Japonais comportant un chignon. La transition de la féodalité à la modernité ne fut pas le long fleuve tranquille et le passage en douceur d’un système à un autre que certains évoquent parfois.
Il est vrai que ce nouveau gouvernement avait à sa tête les grands « révolutionnaires » de la période du bakumatsu, des samouraïs venant pour la plupart des domaines de Chōshū, de Satsuma et de Tosa : KIDO Takayoshi, SAIGŌ Takamori, ŌKUBO Toshimichi, SAKAMOTO Ryōma, ITŌ Hirobumi, etc., auxquels on ne peut pas ne pas ajouter IWAKURA Tomomi. Ce sont ces nouveaux hommes forts du Japon qui ont compris que l’ancienne administration du Japon devait être radicalement modifiée. Une des raisons de leur victoire sur le shogun avait été la puissance des domaines rebelles dont ils étaient eux-mêmes issus : pour ne pas subir un jour un sort identique, ils devaient réduire ou même supprimer cette puissance. Et parce que cette puissance des han en faisait des domaines dotés d’une grande autonomie, ils se devaient dorénavant de les contrôler en centralisant l’autorité suprême et ne plus en laisser une partie trop significative au niveau local. C’est ainsi que, très rapidement, l’idée de supprimer les han germa dans leur esprit. Et dès 1869, ils réussirent à persuader les chefs de clan de leur propre domaine respectif d’abandonner leur prérogatives locales et de les remettre officiellement entre les mains de l’Empereur, restauré dans son autorité suprême et absolue, et donc sous le contrôle de ce nouveau gouvernement. Et parce que ces trois domaines comptaient parmi les plus puissants du Japon et parce que c’était eux qui avaient libéré le pays du joug du shogunat, le nouveau gouvernement réussit à convaincre une partie importante des autres domaines d’en faire autant. Les domaines jusque là directement administrés par le shogun avaient été confisqué lors de l’abdication de celui-ci en 1867. C’est ainsi qu’entre confiscation et soumission, une grande partie du Japon était aux ordres du nouveau gouvernement. Ceux qui tentèrent de s’y opposer en rêvant d’un éventuel retour à l’ordre ancien et du shogun furent combattus et battus durant la Guerre de Boshin (1868-1869).
C’est ainsi qu’en 1871, ce nouveau gouvernement put promulguer cette loi dite Haihanchiken, par laquelle il supprimait définitivement les han pour en faire des ken, des territoires directement administrés par le gouvernement central. Pour que cette mesure réellement révolutionnaire soit acceptée – on pourrait dire « pour mieux faire passer la pilule » auprès des clans qui en avaient été les maîtres absolus jusque là et qui perdaient ce pouvoir immense – le nouveau gouvernement fit des anciens daimyō des gouverneurs de ces nouveaux ken, en français des « préfectures » (à gauche, les 47 ken actuels). A noter qu’à l’époque, donc, le terme de préfecture était parfaitement adapté puisque, à sa tête, se trouvait un « gouverneur » ou un « préfet » nommé par le gouvernement et représentant localement celui-ci. Mais depuis, les gouverneurs des ken japonais ont cessé d’être nommés pour être élus. Ce qu’ils sont toujours aujourd’hui, ils ne sont plus des représentants de l’État mais « collaborent localement » avec lui. Ce sont des élus locaux qui sont bien plus comparables à nos présidents de conseil généraux qu’à nos préfets. D’où le fait que, pour traduire le mot japonais ken, le terme de « département » semble bien plus adapté et juste que celui de « préfecture », même si ce dernier est encore le plus largement utilisé dans notre langue.
L’élément principal qui se dégage de cette loi d’un point de vue politique est peut-être celui-ci: en supprimant les han et les autorités locales et en instaurant les ken et des gouverneurs représentant l’Etat, le Haihanchiken a tout d’abord contribué à concrétiser une prise de conscience qui s’était opérée très progressivement durant les dernières années du bakumatsu: celle d’un Japon considéré comme un état-nation. Alors qu’il n’était en quelque sorte qu’un pays composé de multiples domaines juxtaposés et cohabitant de façon assez indépendante, le Japon entreprenait une gigantesque centralisation et se muait en un état unique, uni et réuni autour d’une seule autorité incarnée par l’Empereur et son gouvernement. Ses habitants cessaient d’être des citoyens d’un han comme ils se considéraient surtout jusque là, ils devenaient des citoyens « japonais ». Un Japon unifié, capable de rivaliser avec les autres nations occidentales, et donc de ne pas être colonisé par elles. Le bénéfice était donc double, en terme de politique intérieure mais aussi en terme de politique extérieure.
D’un point de vue économique et social, les conséquences n’en furent pas moins importantes. En transformant les han en ken, en supprimant la classe des daimyō, en contrôlant notamment la sécurité et l’ordre dans ces domaines et donc en abolissant toute la classe des samouraïs qui n’avaient donc plus de raisons d’être – seules la police et l’armée auraient dorénavant le droit de porter une arme – ce sont plusieurs millions d’hommes que le nouveau gouvernement a, en quelque sorte, mis au chômage. Incapable par ailleurs de garantir un métier et des revenus à tout ce monde, il lui fallut à tout prix leur trouver une activité pour subsister, et surtout pour contenir la colère qu’on imaginera aisément de ceux qui, pendant des siècles, avaient été les véritables hommes forts de leur pays. Parce qu’ils avaient été des guerriers qui s’étaient illustrés dans des guerres historiques, parce qu’ils garantissaient l’ordre et la sécurité des villes et des villages en temps de paix, qu’ils s’étaient forgé une véritable légende – laquelle légende a toutefois été grandement embellie durant l’ère Meiji pour de multiples raisons – quelques samouraïs résistèrent : les plus célèbres épisodes sont sans doute ceux que l’on nomme « la Rébellion de Saga » ou Saga no ran en 1874 et « la Rébellion de Satsuma » ou Seinan sensō en japonais en 1877, qui vit la disparition de l’une des plus grandes figures, peut-être même la plus grande légende, non seulement de cette « Révolution de Meiji » mais de toute l’histoire du Japon : SAIGŌ Takamori.
Il faut savoir que, de nos jours encore, de même qu’il existe en France des nostalgiques de la royauté ou même de l’Empire, il subsiste quelques Japonais qui vouent une vraie haine à cette période de Meiji. Parce qu’ils ont certains de leurs ancêtres qui étaient des samouraïs, que cette abolition a proprement ruiné, des samouraïs incapables, idéologiquement, moralement et philosophiquement, de s’adapter à ce bouleversement social et professionnel.
Mais l’essentiel des samouraïs se virent proposer une reconversion dont la nouvelle organisation administrative avait grandement besoin : une grande majorité devint des fonctionnaires au service de la toute nouvelle administration centrale. L’éducation étant une des priorités des nouveaux dirigeants, il y eut de nombreux samouraïs qui devinrent des enseignants, grâce à l’éducation et à l’instruction que leur classe sociale passée leur avait permises. Cela concernait surtout les joshi, les samouraïs de « haut rang ». Mais il y avait aussi ceux que l’on appelait les kashi, les samouraïs dits de « bas rang ». Parmi ceux-ci, beaucoup retrouvèrent l’activité qui étaient la leur – ou celle de leurs ancêtres – avant leur nomination au titre de samouraï : l’agriculture. Beaucoup d’entre eux redevinrent des travailleurs de la terre. Et notamment dans un domaine en pleine expansion au début de l’ère Meiji, celui du thé.
Voici, pour clore cet article, un extrait du site « Thévert.com » et de son article « Histoire du thé vert au Japon » dont nous nous permettons très librement de reproduire ici le paragraphe intitulé « Révolution Meiji et culture du Thé vert » qui en apporte un bon témoignage :
« Une impulsion importante à la généralisation des thés verts provient d’un bouleversement que le système politique subit en 1868 au début de la restauration Meiji : cette période trouble est aussi appelée la révolution Meiji. La propriété du sol, qui jusqu’alors avait été détenue par le Shogun et la noblesse (système féodal : chefs de guerre et noblesse Bushi ou Samouraïs) revint au pouvoir central détenu par l’empereur Meiji-Tennō. Les siècles d’isolation délibérée du Japon cédèrent la place à une ouverture forcée et une réorientation vers l’Occident et la modernité. Celle-ci fut amorcée et motivée par une menace de colonisation du territoire par une des puissances occidentales. Avec la perte de leur pouvoir et de leurs devoirs, de nombreux nobles du Japon furent contraints de diriger leur activité vers l’agriculture pour en tirer profit. C’était un des conseils que le dernier Shogun Tokugawa Yoshinobu avait prodigué à l’aristocratie sur le point de se transformer. C’est ainsi que s’étendit massivement la culture du thé vert et que des nouveaux jardins de thé virent le jour des régions montagneuses jusqu’aux régions plus plates. Après la restauration Meiji, en 1868, l’exportation du thé vert fleurit avec le soutien du gouvernement et une demande croissante, notamment de la part des États-Unis. Durant cette période, la méthode Uji se répandit sur tout le territoire japonais et prit le dessus sur la méthode Tencha de poudre de thé vert (Matcha). Le Sencha représente de nos jours environ 80% de la production de thé vert au Japon (à droite, plantations de thé dans la région d’Uji).
Cette croissance galopante ne fut pas au profit de tous. Les anciennes maisons de thé subirent de plein fouet la concurrence des nouveaux producteurs et perdirent de leur influence commerciale. C’est ainsi que l’école Urasenké, acculée par la situation, prit en charge d’associer les marchands de thé et leurs écoles respectives et fonda une organisation nationale afin d’assurer leur protection. C’est pour cela que l’école Urasenké est l’école la plus reconnue à l’international. »
(C.Y.)