« Tosa Kinnōtō »

Ryōma a terminé son apprentissage du kenjutsu, l’art de manier le sabre, et il a reçu de son maître CHIBA Sadakichi un mokuroku, un document ayant, à cette époque et dans le milieu des arts martiaux anciens ou koryū, une double fonction : il était en quelque sorte un diplôme de fin d’étude, et concrètement, il se présentait comme une sorte de catalogue de toutes les techniques que le récipiendaire était dorénavant capable de maîtriser et d’enseigner. Nous sommes en 1858. L’année même de la signature du traité commercial américano-japonais, autrement appelé « Traité Harris », ainsi que, quelques mois plus tard, de tous les traités dits également « inégaux » avec les pays occidentaux, dont la France.

Quittant Edo – et quittant Sana, la fille de son maître qui était en vain tombée amoureuse de lui – Ryōma était rentré dans sa province de Tosa. Il ne savait pas encore exactement de quoi son avenir serait fait, il se voyait épouser enfin Kao, son amie d’enfance qui l’attendait patiemment au pays, et peut-être devenir à son tour professeur de kenjutsu.
Mais en son absence, le domaine de Tosa avait bien changé. La pensée jōi (chasser les étrangers du territoire japonais), née dans le domaine de Chōshū, s’était considérablement développée depuis le premier traité signé entre le gouvernement du bakufu et les Américains (la « Convention de Kanagawa) signée en 1854) et de nombreux samouraïs commençaient à comploter à travers le pays. Et à Tosa, se trouvait un dénommé TAKECHI Hanpeita (photo de gauche), lui aussi ami d’enfance de Ryōma. De quelques années son aîné, TAKECHI avait toujours considéré ce dernier avec bienveillance, un peu comme un grand frère. Lui aussi expert en kenjutsu, il avait lui aussi perfectionné son art à Edo – mais dans une autre école que celle de Ryōma. Mais cet apprentissage n’avait été en réalité qu’une sorte de prétexte ou de couverture : son objectif réel, en séjournant à Edo, était d’y rencontrer en secret tous les samouraïs adeptes du jōi qui s’y concentraient, en provenance de toutes les provinces du Japon. Et c’est en les fréquentant que TAKECHI devint peu à peu à leurs yeux le porte-drapeau de cette pensée pour le domaine de Tosa.

Nous sommes au tout début des années 1860.
De retour dans son pays, TAKECHI a transformé peu à peu l’école de kenjutsu qu’il avait créée en siège secret des samouraïs jōi, formant progressivement ses élèves à cette pensée révolutionnaire et anti-gouvernementale. C’est ainsi qu’il crée le Tosa Kinnōtō, une association à vocation politique mais ressemblant plus, à ses débuts, à une secte secrète : il était en effet impensable d’afficher ouvertement son opposition au bakufu et à ses décisions. Mais un homme le gêne particulièrement dans cette entreprise. YOSHIDA Tōyō (photo de droite) est un noble samouraï du domaine de Tosa, chargé des plus hautes fonctions administratives de son domaine par l’ex-seigneur ou hanshu, YAMAUCHI Toyoshige, plus souvent appelé YAMAUCHI Yōdō, lorsque celui-ci a été déchu de ses fonctions officielles par II Naosuke lors de la « purge d’Ansei ». Or YOSHIDA ne croit pas à la victoire possible du mouvement jōi et ne veut absolument pas en entendre parler dans son domaine. TAKECHI, de son coté, soupçonne YOSHIDA de n’être qu’un pantin aux ordres du bakufu, lequel bakufu est aussi celui qui a déchu son seigneur YAMAUCHI. Il est donc persuadé que ce dernier ne pourrait que lui être reconnaissant en développant cette pensée jōi et donc, sous couvert de chasser les étrangers, permettait de s’opposer au bakufu.

De son coté, Ryōma hésitait. S’il se sentait solidaire de cette pensée jōi et voulait à tout prix que le Japon ne devienne pas la proie des étrangers, puis peut-être à terme une sorte de colonie exploitée par eux comme l’était devenue la Chine, il ne parvenait pas non plus à trouver un salut dans la voie des armes. Il connaissait trop bien la puissance militaire des occidentaux et savait parfaitement la vanité d’une résistance armée. De plus, avait germé dans son esprit un idée bien plus importante à ses yeux. Si les Japonais, alors qu’ils étaient globalement menacés par plusieurs pays étrangers, commençaient à s’opposer entre eux, alors leur avenir à tous était plus que compromis. Pour lui, il n’était pas question d’appartenir à un des deux clans, les pro-gouvernementaux ou les anti-gouvernementaux. Cette réflexion l’avait mené encore plus loin, considérant que la lutte serait également vaine même si elle se situait au niveau des han ou domaines. Cette opposition entre le bakufu et le domaine de Chōshû, à laquelle TAKECHI voulait donc entraîner son domaine de Tosa à travers son association Tosa Kinnōtō, lui paraissait tout autant vaine face à la coalition étrangère : pour lui, le Japon ne pourrait s’en sortir que s’il prenait conscience qu’il était un pays indivisible et uni, et non pas, comme jusqu’alors, la simple juxtaposition de domaines, certes aux ordres d’un gouvernement central, le bakufu, lui-même placé sous l’autorité théorique de l’Empereur, mais des domaines néanmoins quasi indépendants, avec chacun leur propre histoire, leurs propres lois, et à leur tête leur propre seigneur agissant localement tel un roi détenant tous pouvoirs sur ses sujets.

C’est alors que survinrent deux événements qui allaient profondément affecter Ryōma. Le premier fut la décision du grand-frère de Kao, élève très proche de TAKECHI au sein du Tosa Kinnōtō, de proposer sa sœur pour une mission de confiance à Kyōto auprès d’une princesse. Cette mission étant en fait une sorte de couverture pour lui permettre de glaner de nombreux renseignements en provenance de la capitale sur l’évolution de la pensée jōi. Ce grand-frère n’ignorait pas les sentiments de sa petite sœur à l’endroit de Ryōma, mais il ne l’appréciait guère. C’était pour lui une façon plus d’éloigner sa sœur d’un aventurier en lui offrant une véritable promotion sociale. Kao ne put refuser et les amoureux furent irrémédiablement séparés.
Quant au second événement, il allait totalement bouleverser le domaine de Tosa. Un soir, alors qu’il s’aventurait en ville sans trop d’escorte, YOSHIDA Tōyō fut assassiné. Cet assassinat provoqua la stupeur au sein de toute la province, mais eut pour effet de remettre en selle tous ceux qui s’opposaient à ce dirigeant qui semblait si proche du bakufu. Et s’il fut soupçonné d’en être l’auteur, le Tosa Kinnōtō de TAKECHI Hanpeita, représentant par excellence du mouvement jōi, prit soudain une très grande importance dans le domaine.

Ryōma, intimement convaincu que TAKECHI était bien, sinon l’auteur lui-même, du moins le responsable de ce crime, fut persuadé que ce qu’il redoutait le plus ne pouvait alors qu’arriver : la lutte armée entre les pro et les anti-jōi devenait inévitable. Pour l’heure, ce domaine de Tosa, qui était pourtant le sien, ne pourrait plus soutenir ses projets de réaliser l’unification de tous les Japonais, puisqu’il commençait par se diviser lui-même. Ayant perdu cet espoir, et ayant perdu Kao, Ryōma prit alors la décision la plus grave de sa jeune existence : il décida de quitter son pays natal, son domaine d’origine, de faire le dappan ou « évasion du domaine ». A ses yeux, c’était pour lui la seule façon de trouver d’autres interlocuteurs, d’autres alliés pour mener ses idées à bien. Mais en attendant, ce faisant, il devenait ainsi lui-même, aux yeux de tous, un évadé, un traître, un otazunemono, c’est-à-dire un homme recherché, coupable de haute trahison, et passible de la peine de mort…

(à suivre dans le 7ème épisode).

(C.Y.)