Si nous titrons ainsi cet article avec une touche d’humour, c’est qu’il est consacré à celui qui est peut-être l’un des polytechniciens les plus célèbres au Japon. Pour y avoir non seulement séjourné longtemps pendant l’époque du bakumatsu et les débuts de l’ère Meiji mais surtout pour y avoir apporté une contribution qui fut déterminante dans toute la modernisation du Japon à cette période, laquelle est en grande partie à l’origine du Japon d’aujourd’hui. Les Japonais ne s’y trompent d’ailleurs pas, ils continuent, encore de nos jours, à le célébrer – alors qu’en France, il est pratiquement inconnu du grand public.
 
Ce polytechnicien s’appelle François-Léonce VERNY (photo de gauche). Né à Aubenas (département de l’Ardèche en région Auvergne-Rhône-Alpes) en 1837, dans une vieille famille d’industriels du drap, de la soie et du papier, il sera admis à l’École Polytechnique en 1856. Sorti dans le cadre du génie maritime, il complétera sa formation en intégrant l’École nationale supérieure maritime. Il passera par l’Arsenal de Brest avant d’être affecté en Chine en 1862 pour construire quatre canonnières dans le port de Ning-Po.
 
À cette époque, l’Ambassadeur de France au Japon, Léon ROCHES, cherche à obtenir de ce pays l’autorisation exceptionnelle d’importer en France des graines de vers à soie. En effet, la sériciculture française souffre des ravages de la pébrine. On estime ces ravages à près de 80% de la production totale française. Or Pasteur a découvert que les vers à soie japonais étaient résistants à cette maladie. Et coté japonais, si l’exportation de soie grège est autorisée, celle des vers à soie est totalement interdite. Mais ROCHES est un homme de ressources et il propose un marché : en échange de l’exportation des vers à soie, il propose non seulement d’industrialiser « à la française » ce secteur d’activité de la soie encore artisanal au Japon, mais il accepte également d’aider les Japonais à concrétiser l’un de leurs principaux objectifs : la construction d’un arsenal militaire.
Pour comprendre cette demande japonaise, il convient de se rappeler deux choses. Tout d’abord, le fait que le Japon, durant la longue période du sakoku (fermeture totale du pays à l’étranger), avait interdit la construction de bateaux de haute mer. Seule la fabrication de petites embarcations à vocation côtière étaient autorisées. Le savoir-faire comme les infrastructures faisaient défaut pour ce qui concernait les navires de grande taille. D’autre part, le fait que le Japon a dû ouvrir ses portes à l’Occident suite à la menace étrangère matérialisée par les kurofune, les fameux « vaisseaux noirs » du Commodore PERRY. Par la suite, durant les dernières années du bakumatsu, notamment sous l’impulsion de KATSU Kaishū et de son fidèle lieutenant de l’époque SAKAMOTO Ryōma, le gouvernement du shogun ou bakufu s’est doté d’un début de marine gouvernementale en achetant quelques bateaux à vapeurs à l’étranger. Or s’il possède ces quelques navires et qu’il a appris à les manœuvrer, le Japon ne dispose en revanche d’aucune installation capable de les entretenir ou d’en construire de nouveau lui-même. D’où la nécessité absolue de créer un arsenal. Et si Léon ROCHES reste le diplomate qui, au nom de la France qu’il représente, accepte cette grande transaction qui mêle la soie à la chose militaire et maritime, celui qui sera le responsable du projet de l’arsenal est donc François-Léonce VERNY. Et si ce dernier a été nommé à cette fonction en raison de ses très grandes qualités d’ingénieur, gageons que son origine albenassienne, dans une famille concernée par l’industrie de la soie de surcroît, lui aura permis d’apprécier la dimension exceptionnelle de l’opération dans sa globalité et, par conséquent, des relations franco-japonaises naissantes dont il deviendrait l’un des principaux acteurs.
 
En 1865, après un voyage d’inspection de l’actuelle baie de Tōkyō, Léonce VERNY propose l’emplacement du futur site : ce sera le village de pêcheurs de Yokosuka, qui dispose de la profondeur marine suffisante pour y construire un arsenal – et qui, de façon plus anecdotique, lui rappelle un peu la configuration du port de Toulon. Yokosuka se trouve au sud de Yokohama, port qui venait d’être fondé pour le commerce international et où se développait les quartiers des concessions étrangères, dont la française. Après un retour en France de quelques mois afin d’y réunir des ressources humaines et matérielles indispensables, VERNY entreprend la construction de l’Arsenal dès 1866 en commençant par créer d’abord une usine métallurgique. Les travaux de sont menés sans relâche et en 1869, l’arsenal est pratiquement achevé (en couverture, le port de Yokosuka à l’époque de VERNY, panoramique réalisé par Emile de MONTGOLFIER en juxtaposant 4 clichés). Et ce, malgré une conjoncture rendue difficile avec l’abdication du shogun, la restauration du pouvoir total de l’Empereur et la Guerre de Boshin.
 
Léonce VERNY ne sera pas uniquement le responsable de la construction du premier arsenal japonais de son histoire, il en assurera également la direction pendant plusieurs années. Et si c’est pour ces deux fonctions qu’il est le plus célèbre, il est au moins tout aussi intéressant de se rappeler qu’il a aussi contribué, directement ou indirectement, à de nombreux projets ou réalisations. Ainsi, il est considéré comme le responsable de l’érection de plusieurs phares japonais, dont ceux, proches de Tōkyō, de Kannonzaki, de Nojimasaki, de Shinagawa (déplacé et sauvegardé aujourd’hui dans le Meiji-mura de Inuyama, photo de droite) ou encore de Jōgashima. D’autre part, afin de construire l’arsenal, VERNY a fait construire une usine métallurgique qui sera utilisée bien au-delà des besoins de l’arsenal. Il a fait également construire une usine de briques pour les bâtiments, mais lesquelles serviront aussi pour la construction de la célèbre filature de Tomioka. Citons aussi les installations en réseau d’eau qu’il dut créées pour l’approvisionnement du petit village de pêcheurs devenu ville industrielle et militaire, tant et si bien que, pour commémorer cette réalisation essentielle pour la vie, la ville de Yokosuka a construit une fontaine publique (photo de gauche) qui délivre de « l’eau de Verny » et elle commercialise encore de nos jours une eau de source en bouteille, puisant cette eau dans la même source que VERNY choisit pour alimenter son arsenal! Cette ville de Yokosukaque l’on peut facilement visiter lorsqu’on est à Tōkyō, n’est pas avare en témoignages de la reconnaissance qu’elle doit à Léonce VERNY : non seulement une cérémonie en sa mémoire est organisé chaque année (à gauche, l’ancien ambassadeur Thierry DANA lui rendant hommage lors de la cérémonie des 150 ans de l’arsenal de Yokosuka), mais elle lui a aussi dédié un vaste espace vert et fleuri, le « Verny Park » (photo de droite) qui comprends différents monuments commémoratifs et bien sûr, un buste du célèbre polytechnicien qui mérite bien le surnom de « Monsieur X »!
 
 
 
(C.Y.)