« Le mouvement Sonnō-jōi »
Ryōma a donc quitté son domaine. Il est dorénavant considéré par celui-ci comme un criminel, coupable de haute-trahison. Et avec son domaine, il a aussi quitté sa famille, ses amis, et toute la vie qu’il a connue jusque-là. De façon définitive. Quand on faisait le dappan, la seule façon de revenir dans son fief natal était de se faire arrêter par des samouraïs partis à votre recherche et d’y retourner captif, avec pour seule issue possible la condamnation à mort.
Son domaine de Tosa, qui était lui en pleine effervescence. L’assassinat de YOSHIDA Tōyo avait donné un élan incroyable au mouvement sonnō-jōi et par voie de conséquence une importance grandissante au parti Tosa Kinnōtō créé et commandé par TAKECHI Hanpeita (photo de droite). Progressivement, de nombreuses personnes dans la population le suivaient et le soutenaient, essentiellement pour deux raisons. La première était la peur des étrangers. Souvent représentés comme féroces, dessinés et caricaturés sous la forme de monstres assoiffés de sang. D’autre part, même si la lutte armée faisait peur aux civils habitués à la paix depuis plus de deux siècles, bien des samouraïs de cette époque d’Edo trouvaient là le moyen d’enfin affirmer leur raison d’être : avant tout des hommes armés, destinés à combattre un adversaire. Et l’adversaire du jour s’appelait « l’étranger » qu’il fallait à tout prix chasser du Japon pour sauver ce dernier d’une éventuelle colonisation et donc d’une soumission telle que la Chine, par exemple, en souffrait. Enfin, il ne faut pas oublier la différence et surtout la ségrégation, extrêmement forte dans ce domaine de Tosa en particulier, qui existaient entre les jōshi et les kashi, les samouraïs dits de haut rang et ceux dits de bas niveau. Hors TAKECHI était un kashi, et l’importance qu’il prenait peu à peu constituait une sorte de revanche pour tous les autres kashi, continuellement humiliés par les jōshi. Sa gloire rejaillissait sur tous ces « opprimés » et faisait naître en eux un nouvel espoir. Le mouvement sonnō–jōi était non seulement la vénération de l’Empereur et la volonté d’expulser les étrangers, il devenait aussi la revanche du « petit » contre le « grand ».
Ce mouvement sonnō-jōi peut être difficile à bien comprendre pour certains, arrêtons-nous quelques instants dessus. « Vénérer l’Empereur, expulser les étrangers ». Est-ce à dire que ceux qui ne soutenaient pas ce mouvement étaient donc « contre » l’Empereur ? Il n’en est rien. Au Japon, de tous temps pourrait-on dire, l’Empereur est une figure quasi divine que tout Japonais sans exception vénère. Quant à l’expulsion des étrangers, à priori personne à cette époque ne serait vraiment contre si cela s’avèrait possible. Sauf peut-être un certain nombre de personnes dans le domaine de Satsuma et plus généralement dans le Kyūshū, un domaine et une île qui tiraient depuis longtemps déjà une bonne partie de leur prospérité des échanges commerciaux avec les étrangers. Mais pour la majorité des Japonais, ils avaient eu vent de ce que les occidentaux avaient fait quelques années auparavant, notamment les Anglais en Chine, qui avaient agi en véritables colons et avaient réduit une partie de la population chinoise à l’état de véritable esclavage. Les Chinois qui échappaient à ce sort n’étaient pas mieux considérés, ils étaient moqués en raison de leur aspect général, de leur natte, bref, tout était bon pour les traiter tel un peuple inférieur.
En fait, la principale différence entre les soutiens du mouvement sonnō-jōi et ceux qui n’y adhéraient pas se situait dans les moyens employés. Et notamment les moyens militaires. Les adeptes du sonnō-jōi étaient partisans, moins d’expulser les étrangers, que de les abattre sans autre forme de procès. Leurs opposants, eux, considéraient, sans doute avec raison, qu’il fallait éviter tout acte guerrier, quel qu’en soit le prix à payer. Car ils avaient conscience que, militairement parlant, le Japon n’avait aucune chance de triompher des occidentaux qui formaient une solide coalition et étaient équipés d’armes modernes. Au contraire, il risquait de disparaître en tant que pays indépendant. Leur seul moyen d’action était donc de mettre le plus possible de mauvaise volonté dans leurs relations avec les étrangers, notamment les relations commerciales.
On pourrait imaginer que même les plus belliqueux auraient pu comprendre le point de vue des « pacifistes » (si on peut les appeler ainsi) : même si cela devait vexer plus d’un samouraï et aller à l’encontre de son code de l’honneur, la raison permettait de comprendre aisément qu’un sabre face à des pistolets, fusils et canons n’avait guère de chance de s’en sortir. Alors, pourquoi le mouvement sonnō-jōi s’est-il pourtant tant développé ? En réalité, la raison profonde est ailleurs. Les occidentaux n’y ont rien à voir, cette raison remonte à bien avant l’arrivée du commodore PERRY au Japon. Et si l’on situe souvent la cause initiale de la chute du shogunat à cette arrivée et la signature du tout premier traité, la Convention de Kanagawa, il faut en fait considérer que ces faits ne constituèrent que l’élément déclencheur d’une « crise » qui durait depuis bien plus longtemps. Une crise qui existait, de façon latente, entre le shogunat et un domaine en particulier, celui de Chōshū, et qui était vieille de… quelque 260 ans !
Il faut en effet remonter à l’une des grandes dates de l’histoire du Japon : l’année 1600. Durant laquelle eut lieu ce qu’on appelle la « Bataille de Sekigahara ». Une bataille qui vint clore une longue période de guerres multiples (sengoku–jidai en japonais) entre de nombreux domaines. Une période qui connut trois des plus grands noms de l’histoire du Japon. Et si on les surnomme volontiers les 3 grands unificateurs du Japon, ce sont en fait trois grands chefs de guerre qui se sont succédé après avoir remporté des victoires sur pratiquement tous les autres seigneurs et qui donc, progressivement et par la force des choses, se sont retrouvés comme étant l’autorité militaire unique d’un pays constitué de nombreux domaines, réduits par la force à l’état de vassaux. Le premier fut ODA Nobunaga, suivi de TOYOTOMI Hideyoshi qui en quelque sorte « récupéra » son œuvre pour mieux la poursuivre, et ce fut enfin, à la mort de celui-ci, l’avènement du dernier des trois, TOKUGAWA Ieyasu qui, se retrouvant sans autre rival à sa hauteur, réussit à imposer sa dynastie qui régna durant toute cette époque qu’on nomme Edo.
Or cette ultime prise de pouvoir ne se fit pas sans lutte. Hideyoshi avait une descendance soutenue par de nombreux domaines et comptait bien succéder à son père. Mais Ieyasu ne l’entendait pas de cette oreille et son ambition sans commune mesure n’était pas du genre à lui faire accepter, après avoir rongé son frein sous l’autorité de Hideyoshi, de rester sous celle de son fils. Lui aussi comptait de nombreux alliés. Et c’est ainsi que survint l’inévitable : après différentes batailles, les deux prétendants et leurs alliés respectifs s’affrontèrent dans la plaine de Sekigahara qui se situe dans l’actuel département de Gifu. Une bataille éclair et ultime dont la date officielle est le 21 octobre 1600. Deux grandes coalitions s’affrontèrent, celle de « l’Est » autour de TOKUGAWA Ieyasu, et celle de « l’Ouest » avec à sa tête (malgré son absence physique lors de cette bataille) MŌRI Terumoto (photo de gauche), grand seigneur du domaine… exact, de Chōshū!
La victoire des armées alliées de Ieyasu conduisit, non pas à la disparition totale, mais à une forte diminution de la surface – et donc de la puissance – du domaine de Chōshū. Il en résulta une forte haine de la part de tous les sujets de ce domaine envers Ieyasu, une haine qui perdura tout au long de la dynastie des TOKUGAWA. Une haine d’autant plus tenace que, à l’image des TOKUGAWA qui avait réussi à créer une dynastie, le domaine de Chōshū, lui aussi, eut toujours à sa tête un seul et même clan, celui des MŌRI. Et c’est ainsi que, lorsqu’en 1853, arriva le commodore PERRY qui força, l’année suivante, le shogun de l’époque à ouvrir son pays aux Américains, ce fut là « la » raison suffisante pour que cette haine vieille de plus de 250 années s’exprime sous la forme d’une rébellion ouverte contre la décision du shogunat, l’accusant de faiblesse et de trahison envers son pays et envers son Empereur qui, officiellement, demeurait l’autorité suprême qui lui avait confié l’exercice du pouvoir . D’où la naissance de ce concept « vénérer l’Empereur, expulser les étrangers » qui devint donc, en quelques années, un véritable mouvement quasi « révolutionnaire ».
Un concept et un mouvement nés dans le domaine de Chōshū. Lequel, durant ces deux siècles et demi qui suivirent cette défaite cinglante en 1600, s’était progressivement redressé et enrichi, au point de devenir l’un des plus puissants domaines du Japon après celui des TOKUGAWA qui détenait donc le shogunat.
Quant au domaine de Tosa, celui de Ryōma, l’assassinat de YOSHIDA Tōyō, personnalité supposée favorable au shogun, avait donc permis au petit groupement sans grande importance à ses débuts qu’était le Tosa Kinnōtō de TAKECHI Hanpeita de gagner en considération et surtout en influence. Celle-ci franchit un cap décisif lorsque TAKECHI, se mettant au service de seigneurs de l’entourage direct de l’Empereur à Kyōto, réussit à gagner leur sympathie et leur considération, et fut quasi officiellement reconnu et nommé chef du mouvement sonnō-jōi pour le domaine de Tosa. Dans notre vocabulaire politique actuel, on pourrait presque parler de « la Fédération de Tosa » du « Parti Sonnō-jōi ». Une reconnaissance impensable jusque là pour un kashi…
(à suivre dans le 8ème épisode).
(C.Y.)