«Yoshinobu», comme on l’appelle souvent au Japon (de son seul prénom), est une des personnalités les plus marquantes de l’époque du Bakumatsu (ainsi nomme-t-on les dernières années de l’ère d’Edo) puis du début de l’ère Meiji et peut-être même de toute l’histoire du Japon : il est en effet connu pour avoir été «le dernier shōgun».
Le dernier shōgun de la plus célèbre des dynasties, celle des TOKUGAWA, qui commence en 1603 avec Ieyasu, et qui aura donc duré 265 ans jusqu’en 1868. 15 membres de cette dynastie se seront succédé dans cette période appelée «Période d’Edo» ou Edo-jidai, du nom de la ville dans laquelle se trouvait le siège leur gouvernement et dont ils auront assuré le commandement sans discontinuer pendant donc un peu plus de deux siècles et demi.
Edo qui, dans les premières années de l’ère Meiji, sera rebaptisée Tōkyō par l’Empereur qui quittera la capitale millénaire Kyōto pour la transporter dans la nouvelle «capitale de l’Est».
Mais Yoshinobu se retrouve être dans le même temps le dernier shōgun de l’histoire du Japon, mettant ainsi fin à une institution vieille de 700 ans. On imagine mal et on sous-estime souvent le séisme que cela a provoqué dans tout le pays. Car le shōgun disparaissant, c’est toute une organisation politique et administrative qui se trouve chamboulée. En supprimant le sommet, c’est l’ensemble de la «pyramide» qui a été remise en question et qui a eu pour conséquence une réforme complète de la gouvernance et de l’administration japonaises. Du sommet de l’état à la plus modeste administration locale des lointaines provinces, il a fallu tout repenser, tout imaginer, tout reconstruire. Et ce, très rapidement, car le danger menace. Pensez-donc, par comparaison, à l’histoire de France où, entre le début de la Révolution en 1789 et l’avènement d’une « vraie » République, il en aura fallu passer alternativement par deux empires, deux républiques ou encore la restauration de la monarchie, tout cela prenant plus de 80 ans…
Avec une idée dominante : s’inspirer de l’exemple occidental, manifestement supérieur et plus performant, qui se base sur des notions de citoyenneté, d’égalité de ces citoyens en droits, quelles que soient leur race, leur origine, leur couleur, leur classe sociale, etc. Mais aussi, par exemple, la notion de légitimité des dirigeants issue d’un scrutin pouvant être universel. Que des choses inconnues jusque là au Japon.
Pourquoi s’inspirer de l’Occident? Non pas pour juste l’imiter ou le copier (comme beaucoup l’ont très naïvement pensé) mais bien pour être très rapidement considéré comme l’égal des grandes puissances occidentales qui ont soudain surgi en 1853 de la plus inquiétante des manières. Le Japon se doit, pour survivre, de résister à leurs politiques colonialistes et conquérantes. Immense défi en vérité!
Avec, en parallèle à cette idée dominante, une impérieuse condition: ne pas perdre pour cela son originalité, sa mentalité, sa culture, son «âme» japonaises. Et de nos jours, quand on questionne les étrangers qui découvrent le Japon et qu’on leur demande qu’est-ce qui les marque le plus, si la réponse qui revient le plus souvent est «le mélange de la tradition et de la modernité», c’est bien l’ère Meiji qui en est à l’origine. C’est bien aux hommes de cette période que le Japon d’aujourd’hui doit ce que le monde admire le plus en lui.
Dans ce contexte et de ce que l’histoire – ou plutôt une certaine forme d’histoire, celle qui résume et simplifie parfois les choses de façon peut-être un peu trop excessive – en retient, Yoshinobu apparaît souvent comme un simple fossoyeur, celui d’une dynastie, celui d’une institution. Maintes fois présenté comme un être faible ayant cédé à la volonté américaine puis européenne, il est celui qui a en quelque sorte «démissionné» devant l’ennemi, un homme sans grand charisme ni intelligence ni courage politique. Il est le perdant, le vaincu.
Mais est-ce là la traduction de la réalité ? Il semble que celle-ci soit infiniment plus complexe, et Yoshinobu demeure, encore aujourd’hui, un être assez mystérieux au caractère difficilement compréhensible. Car selon le point de vue de certains observateurs et historiens, il fut un homme vraisemblablement intelligent, fin stratège, courageux, et surtout sans qui la Restauration de Meiji aurait sans doute été impossible. Bien plus que simple perdant, il en serait en fait l’un des héros – un héros méconnu.
Né à Mito en 1837, Yoshinobu n’a donc que 16 ans en 1853 quand les «bateaux noirs» américains défient l’isolationnisme japonais. Et en tout état de cause, il n’est pas encore shōgun. Cette année-là, c’est TOKUGAWA Ieyoshi qui occupe cette fonction. Les navires conduits par le commodore Matthew PERRY entrent dans la baie d’Uraga le 3 juin, et Ieyoshi décède 19 jours plus tard. Son fils Iesada lui succède, c’est donc sous son shogunat qu’est signée, en 1854, la Convention de Kanagawa qui ouvre deux ports (Shimoda et Hakodate) aux navires américains. Il disparaît en 1858 à l’âge de 35 ans et c’est son fils adoptif Iemochi, à peine 12 ans, qui lui succède. Mais lui aussi décède 8 ans plus tard dans des conditions mystérieuses, on soupçonne un dénommé IWAKURA Tomomi de l’avoir empoisonné. Il n’a alors à peine que 20 ans. Nous sommes en 1866 et Yoshinobu est officiellement nommé shōgun le 5 décembre. Et c’est le 9 novembre 1867 qu’il rend l’intégralité de ses pouvoirs à l’empereur. Il est officiellement démit de sa fonction un mois plus tard. Ainsi, même s’il est vrai qu’il aura eu un rôle important pendant le shogunat de son jeune prédécesseur, il n’aura été officiellement shōgun lui-même que l’espace d’une année. Et pourtant, c’est lui dont l’histoire retiendra le nom, et c’est lui qui sera considéré comme le seul responsable de la fin d’une institution vieille de 700 ans. N’y a-t-il pas là une manifeste injustice à son égard?
Pendant qu’il était shōgun, Yoshinabu n’a pourtant pas chômé. Il a lancé un grand plan de réformes destinée à renforcer le gouvernement shogunal, il a réussi à convaincre Napoléon III de lui envoyer une mission militaire pour l’aider à moderniser son armée tout en achetant du matériel militaire moderne aux Américains. Il a même adopté une tenue vestimentaire d’Empire afin de montrer que lui aussi est conscient de la nécessaire occidentalisation de son pays. Il a lancé les bases de la construction de l’arsenal de Yokosuka, une construction dirigée par un ingénieur français, Léonce VERNY. Son shogunat semble ne jamais avoir été aussi fort militairement qu’il ne l’a été durant ces dix dernières années. Et pourtant, Yoshinobu acceptera l’idée de la démission volontaire du shōgun et la restauration de la souveraineté à l’empereur (événement appelé taisei hōkan en japonais). Ce qui provoquera l’incompréhension et la colère de bien de ses partisans qui se sentiront trahis mais aussi le respect et même l’admiration de bien de ses opposants à commencer par le principal d’entre eux, celui à qui on attribue la paternité de cette idée et qui n’est autre que le légendaire SAKAMOTO Ryōma qui, en apprenant que le shōgun avait mis en œuvre cette démission volontaire, aurait dit : «en sacrifiant tous ses privilèges personnels et en prenant ainsi la responsabilité de mettre fin à 700 ans de règne, Yoshinobu a sans doute évité une terrible guerre civile et la destruction probable d’une très grande partie d’Edo: cet homme a prouvé son inégalable grandeur».
Cette grandeur fut d’ailleurs en partie reconnue par le nouvel empereur. Car malgré le fait qu’il incarnait un passé désormais révolu, malgré le fait qu’il soit en partie la cause, après la Restauration de Meiji en 1868, d’une période de près de 10 ans de conflits divers entre les anciens partisans du système shogunal et les réformateurs et soutiens du nouveau système impérial, période pendant laquelle il eut parfois un comportement déroutant, Yoshinobu demeurera un être d’exception. Il sera nommé daimyō du domaine de Shizuoka – même s’il perdra ce titre assez rapidement avec la disparition du système féodal des han et la mise en place du nouveau système administratif qui réorganisera le Japon en départements (ken). Au tout début du 20ème siècle, l’empereur Meiji lui accordera à l’âge de 66 ans, le titre de kōshaku (l’équivalent du «duc» français) qui était alors le titre de noblesse le plus élevé après celui de l’empereur. Il l’autorisera même à fonder sa propre famille (ou «maison» ou «lignée»), la Tokugawa Yoshinobu-ke, dont la quatrième génération, incarnée par TOKUGAWA Yoshitomo qui est l’arrière petit-fils de Yoshinobu, né en 1950, est toujours de ce monde. On raconte que, le jour de cette reconnaissance par l’empereur, Yoshinobu en aurait pleurer de bonheur. Mais il restera toute sa vie conscient du tragique de son destin, et on dit que lorsqu’il s’est éteint 10 ans plus tard, ses derniers mots ont été les suivants: «Le seigneur Ieyasu avait inauguré le bakufu afin d’unifier le Japon. Je suis devenu shōgun pour enterrer ce bakufu…»
Yoshinobu est en vérité un être plein de mystères. Plein de contradictions aussi. Ceux qui le louent constatent d’abord qu’il fut un homme d’état tout à fait reconnu par ses pairs étrangers: ainsi, par exemple, Napoléon III considéra avec bienveillance sa demande d’aide militaire, ce qu’il n’aurait sans doute pas fait s’il l’avait jugé incapable ou sans autorité. Ils considèrent surtout qu’il a eu le courage et l’intelligence de supprimer officiellement sa fonction de lui-même, seul moyen d’envisager l’acceptation d’un nouveau système politique par ses partisans. Après son abdication, s’il tenta bien de continuer à exister politiquement pendant quelques mois, il y renonça définitivement assez rapidement et fut ensuite d’une fidélité absolue à l’empereur et d’une constance sans faille pour ne plus intervenir dans la politique nationale de son pays, et jamais il ne fut tenté d’accorder le moindre espoir à tous ceux qui continuaient d’espérer le rétablissement de l’ordre ancien.
Sans doute doué d’une intelligence certaine mais également d’une réelle faiblesse de caractère. De nombreux événements et anecdotes en témoignent, ainsi que quelques unes des décisions étranges qu’il prendra. Nous n’en retiendrons ici qu’une seule, à titre d’exemple, qui paraît particulièrement significative.
Lorsqu’il présente sa démission volontaire (taisei hōkan) en novembre 1867, il semble reconnaître sa défaite. Mais au lieu de se retirer purement et simplement, il prend, dans le document qu’il remet à l’empereur, la précaution de s’attribuer un rôle dans le futur: il se mettra entièrement au service de l’empereur et lui sera totalement soumis – mais en lui précisant qu’il a déjà pris ses dispositions auprès de tous les seigneurs des grands clans pour que ceux-ci lui envoient (à lui Yoshinobu) leurs propositions pour la définition du nouveau système de gouvernance. Ce faisant, il se rend en quelque sorte utile voire presque incontournable. Car il a manifestement compris et pris en compte un certain nombre de facteurs. Par exemple, il sait très bien que ce nouvel empereur et ses conseillers se retrouvent face à une énorme inconnue: comment constituer un nouveau système politique et administratif alors même que la famille impériale a été éloignée de ces activités pendant 700 ans et n’a donc quasiment aucune expérience en la matière ? De même, il suggère l’idée que, s’il conserve un rôle (et peut-être même le premier) dans le futur «nouveau gouvernement», il pourra efficacement calmer et contrôler ses anciens partisans, bien mieux que ne saurait le faire le nouvel empereur lui-même. Bref, il fait preuve d’une stratégie qui est tout sauf celle d’un simple vaincu. Habile stratège, donc, mais aussi un vrai manque de lucidité. Car il ne s’aperçoit pas, à l’inverse, que cette proposition va provoquer la colère de ses principaux opposants que sont les domaines de Satsuma et de Chōshū qui, malgré des années de véritable haine réciproque, se sont alliés pour combattre le shogunat pour «vénérer l’empereur et résister aux barbares» (c’est ce qu’on appelle en japonais le concept philosophique de Sonnō jōi) et que cette colère va engendrer des conflits militaires, ceux-là même qu’il espérait éviter en démissionnant et qui vont durement secouer les dix premières années de l’ère Meiji.
Dix années de guerres, de batailles, d’alliances et de trahisons, d’assassinats et de suicides que vous pourrez retrouver notamment dans le texte consacré à celui qui en fut sans doute le principal héros malheureux et magnifique, le légendaire SAIGŌ Takamori…
TOKUGAWA Yoshinobu, né le 28 octobre 1837 et décédé le 22 novembre 1913, dans sa 77ème année.
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(C.Y.)