Introduction.
 
Ainsi que vous l’aurez remarqué, cet article est essentiellement consacré à une mission militaire entre 1919 et 1921. C’est-à-dire plus de 7 ans après la fin de l’ère Meiji. Mais il nous est apparu judicieux de vous la présenter ici et ce, pour deux raisons principales:
– si elle constitue sans doute les véritables grands débuts des relations franco-japonaises dans le secteur de l’aéronautique, relations qui se poursuivent et même se développent activement de nos jours notamment à travers la présence accrue du Groupe Airbus au Japon (Airbus & ATR) et de multiples aspects de collaboration technique dans la réalisation des A380 et A350 qui seront bientôt livrés dans ce pays, cette mission militaire aéronautique est en réalité la suite logique et cohérente de ce qui constitue la naissance de l’aviation au Japon, laquelle eut lieu durant l’ère Meiji grâce à quelques pionniers français et japonais.
– si cette mission arriva au Japon en 1919, la décision de l’envoyer ainsi que la définition de ses objectifs ou encore de ses moyens fut prise en 1918 par CLEMENCEAU. Ainsi, c’est bien au cours de cette année 1918 que naquit cette mission et qu’elle commença à exister et à se préparer.
En 2018, ce sera donc non seulement la commémoration des 150 ans de la Restauration de Meiji durant laquelle naîtra l’aviation au Japon mais également la commémoration des 100 ans de la grande coopération franco-japonaise dans l’industrie aéronautique.
Voilà donc pourquoi nous avons choisi de vous présenter l’extrait d’un article écrit et illustré de nombreuses photos d’époque par M. Christian POLAK, dont les connaissances et l’expertise en la matière n’ont pas d’équivalent, ni en France, ni au Japon où il réside (le lien vers l’article intégral est en bas de page).
Un très grand merci à Monsieur Christian Polak et à La Maison franco-japonaise pour leurs aimables et exceptionnelles autorisations.

(C.Y.)
 
 
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La mission militaire française de l’aéronautique au Japon (1919-1921), par Christian POLAK.
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« Dès le début des relations entre la France et le Japon dans les années 1860, le domaine militaire joue un rôle prépondérant. La France apporte au Japon ses technologies et son savoir-faire, dispensé sur place par ses ingénieurs, et fournit le matériel d’armement le plus récent : ainsi, de 1865 à 1876, construction de l’arsenal de Yokosuka ; de 1867 à 1868, première mission militaire française au Japon ; de 1872 à 1880, deuxième mission militaire ; de 1884 à 1889, troisième mission militaire ; de 1886 à 1890, modernisation de la Marine impériale par l’ingénieur Émile Bertin qui conçoit ses nouveaux navires dont certains sont commandés en France. À partir des années 1910, la France fournit des avions de chasse et du matériel aéronautique. En 1918, le Japon lui demande l’envoi d’une mission militaire aéronautique. En reconnaissance de la participation du Japon au premier conflit mondial, Clemenceau envoie aux frais de la République française plus de cinquante ingénieurs et pilotes français qui, de 1919 à 1922, poseront les fondements de l’aviation militaire et de l’industrie aéronautique de l’Archipel. Cette mission est un nouvel exemple, après celui de Yokosuka, d’un transfert de connaissances et de technologies françaises vers le Japon qui peut alors développer une véritable industrie aéronautique moderne.
 
En 1918, les relations entre la France et le Japon sont régies par l’arrangement – ou l’entente ou encore l’accord franco-japonais – de 19071 et reposent sur une amitié entre deux grands personnages, Georges Clemenceau et Saionji Kinmochi 西園寺公望 (1849-1940).
 
Le Japon s’est intéressé à l’aviation, d’abord aux montgolfières, dès la fin de la période d’Edo. C’est un Français, Yves Paul Gaston Le Prieur (1885-1963), attaché naval auprès de l’ambassade de France à Tokyo, qui, avec son ami le capitaine Aibara Shirō 相原四郎 (1879-1911), va faire voler le premier planeur, construit de leurs mains en bambou et remorqué sur la place d’Ikenohata à Ueno le 26 décembre 1909, sur une longueur de 130 mètres et à une hauteur de 10 mètres.
 
Le premier pilote japonais est formé en France, il s’agit de Tokugawa Yoshitoshi 徳川好敏 (1884-1963). Il rapporte de France un Henri-Farman avec lequel il effectue le premier vol d’un avion au Japon le 19 décembre 1910 sur le champ de manœuvre de Yoyogi à Tokyo. Le Henri-Farman, devenu célèbre, se retrouvera dans de nombreuses illustrations.

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Le brevet de pilote de Tokugawa Yoshitoshi

 
L’année 1911 s’avère une année charnière pour le Japon : les dirigeants politiques et militaires prennent conscience de l’importance de l’aviation qui exerce un attrait stratégique par la garantie qu’elle offre en matière de défense du pays et de protection de ses colonies, Formose et la Corée. Pour se constituer une force aérienne, le Japon se tourne vers la France qui est à l’avant-garde dans ce domaine, aussi bien sur le plan du matériel que de la pratique. Une mission de la Marine impériale visite la France en 1911, dirigée par le vice-amiral Shimamura Hayao 島村速雄 (1858-1923) qui visite l’école de pilotage de Maurice Farman (1877-1964) à Buc et fait son baptême de l’air avec le célèbre industriel comme pilote. En décidant de répondre favorablement à cette requête du Japon, la France pense à ses intérêts en Asie, notamment à l’Indochine. Cette coopération entre, de plus, parfaitement dans le cadre de l’arrangement de 1907. Une relation étroite se construit dans ce nouveau domaine de l’aviation, la France va transférer vers le Japon son savoir-faire et ses technologies pendant plus de vingt ans : dès 1912, formation de nouveaux pilotes japonais en France, fourniture d’avions Maurice Farman, Nieuport, Spad et Morane-Saulnier. L’armée de terre installe une première base à Tokorozawa dans le département de Saitama juste au nord de Tokyo, et la Marine sa première base aéronavale près de Yokosuka à Oihama (plus tard Oppama) avec des hydravions Maurice Farman, ensuite avec plusieurs Nieuport commandés en France en 1913.

img-3Un Farman à Oihama (Oppama)

 
Par le jeu des alliances, dont l’arrangement de 1907, le Japon déclare la guerre à l’Allemagne le 23 août 1914 ; le lendemain, une escadrille de l’armée de terre, composée de quatre Maurice-Farman et d’un Nieuport s’envole de Tokorozawa vers la Chine, suivie par celle de la Marine composée des quatre hydravions récemment acquis en France. À la suite de nombreux bombardements aériens, la concession allemande de Tsingtao (Qingdao) tombe le 7 novembre.

img-4Le premier simulateur de vol sur la base de Kagamigahara, près de Gifu

 

En 1917, malgré l’effort de guerre, la France accepte de livrer de nouveaux chasseurs au Japon qui seront déployés sur la nouvelle base de Kagamigahara près de Gifu. Au début de 1918, le Japon demande la livraison de seize nouveaux chasseurs. En mai de la même année, la France donne son accord pour la livraison de six Spad, mais lie cet achat à la décision du Japon d’entrer en ligne aux côtés des Alliés, en proposant de créer un front oriental, une intervention militaire en Sibérie dont le Japon devient le principal acteur en déployant, à partir d’août, 73 000 soldats sur trois provinces russes d’Extrême-Orient. Le 15 juillet 1918, le Comité de guerre français décide finalement non pas de livrer six Spad, mais d’envoyer trente Salmson. En échange, le Japon accepte que l’organisation de l’aéronautique dans son armée soit réservée à une mission militaire française que le gouvernement français propose le 21 août 1918. Les négociations ont lieu à Paris. Georges Clemenceau estime cette affaire de la plus haute importance pour les intérêts français au Japon et en Asie, et supervise les négociations avec l’attaché militaire du Japon, le colonel Nagai Kitaru 永井来 (1877-1934). Une note de Clemenceau, datée du 26 août 1918 et adressée au sous-secrétaire d’État de l’Aéronautique nous donne les précisions suivantes :
« L’Attaché militaire du Japon a fait connaître qu’il acceptait nos propositions… La Mission sera dirigée par le colonel Faure qui choisira ses collaborateurs… Le Gouvernement japonais a en outre manifesté le désir de voir figurer dans cette Mission, à côté du personnel militaire, quelques ingénieurs ou spécialistes des fabrications aéronautiques… »

img-6Le tampon de la mission

 
Plus loin, Clemenceau explique que pour remercier l’action du Japon dans la guerre : « Le Gouvernement Français prendra à sa charge tous les frais de solde, d’entretien et de transport du personnel de la Mission », ceci à la plus grande surprise du Japon. Le choix du responsable de la mission a été décidé par Clemenceau lui-même. En envoyant cette mission à ses frais, la France écarte les Italiens, les Britanniques et les Américains ; elle espère en retour que le Japon passera de nombreuses commandes à l’industrie française.

img-7Le colonel Faure devant un Salmson, Gifu, 1919

 
Le colonel Jacques-Paul Faure (1869-1924) est officiellement nommé, le 25 août 1918, « chef de la Mission Militaire Française de l’Aéronautique au Japon ». Il s’occupe de la composition de la mission en choisissant des collaborateurs expérimentés avec les meilleures compétences. Il prend comme adjoint le commandant Louis Ragon (1878-1919), fait un choix définitif sur vingt-et-un officiers et sous-officiers dans l’artillerie, le génie, la cavalerie, l’infanterie et l’aéronautique et sur vingt-sept hommes de troupe, ingénieurs et techniciens notamment et bien sûr des pilotes, plusieurs as de la Grande Guerre. Couvrant tous les secteurs de l’aéronautique, la mission comprend au départ cinquante membres au total. Une longue liste de matériel à emporter est aussi préparée, avions Salmson 2A2, divers types de Nieuport, des Spad, des Bréguet ainsi que des ballons Caquot. Faure prévoit un départ de Marseille le 20 novembre 1918 et un retour en France au 1er octobre 1919, envisageant cependant que le personnel de contrôle des fabrications se maintienne plus longtemps jusqu’en 1920 au minimum. Une dizaine de nouveaux instructeurs français se joindront à la mission quelques semaines ou quelques mois plus tard. Le n° 10 sur cette liste, le lieutenant d’artillerie Roger Poidatz (1894-1976), polytechnicien et pilote de reconnaissance, écrira pendant son séjour le célèbre livre L’Honorable Partie de campagne, paru en 1924 sous le pseudonyme de Thomas Raucat.
La mission s’embarque à Marseille le 24 novembre 1918, treize jours après la signature de l’Armistice qui consacre la victoire des Alliés et de la France. Elle se transborde sur le steamer japonais Yamashiro-maru envoyé à Shanghai par le gouvernement japonais, elle arrive à Nagasaki le 12 janvier 1919, où elle reçoit un accueil triomphal. Elle débarque à Kobe et prendra le train jusqu’à Tokyo où elle arrive le 15 janvier, et à chaque arrêt dans les gares, entonnement de la Marseillaise, discours et cadeaux.

img-11L’accueil triomphal des membres de la mission à Gifu
avec un arc de triomphe construit pour l’occasion, février 1919

 
Les plus hautes autorités réservent à Tokyo là encore un accueil triomphal : le directeur de l’Aéronautique Inoue Ikutarō 井上幾太郎 (1872-1965), le ministre de l’Armée de terre, Tanaka Giichi 田中義一 (1864-1929). Ce dernier amplifie les attributions du chef de la mission en lui ouvrant tous les établissements militaires sans aucune réserve. Le 27 janvier la mission est reçue en audience par l’empereur.

img-12Les membres de la mission reçus à Tokyo à leur arrivée, en janvier 1919

img-13Réception de la mission par les militaires japonais à Tokyo, en 1919

 
Après toutes ces festivités, la mission commence ses travaux. Faure et son adjoint Ragon s’installent dans les locaux du ministère de l’Armée de terre et travaillent en direct avec le ministre Tanaka qui a mis en place la « Commission provisoire d’entraînement aux techniques de l’Aéronautique » présidée par le général Inoue Ikutarō. Un accord signé le 18 janvier avec Faure spécifie les domaines de formation : pilotage, tir, bombardement, télégraphie, photographie, équipements d’usine pour la production et la maintenance.
Après avoir visité en février les installations existantes, les terrains nouveaux proposés pour les développements futurs, la mission est divisée en huit sections de formation réparties sur huit sites :
– Pilotage (combat aérien), base de Kagamigahara près de Gifu ;
– Tir aérien, base d’Arai-machi dans le département de Shizuoka ;
– Bombardement, base de Mikatagahara dans le département de Shizuoka ;
– Observation, à Yotsukaidô dans le département de Chiba ;
– Construction des appareils, base de Tokorozawa, département de Saitama ;
– Fabrication des moteurs, arsenal d’Atsuta à Nagoya ;
– Contrôle, arsenal de Tokyo ;
– Aérostation, base de Tokorozawa.
 
La mission reçoit de France la livraison de plusieurs Salmson en caisse qu’elle remonte avec les équipes japonaises. Sont aussi livrés des Nieuport, des Bréguet, des Spad, des Sopwith, des Caudron, un hydravion FBA et un Hanriot.
À la fin du mois d’août 1919, le gouvernement japonais demande la prolongation de la mission jusqu’au 31 mars 1920, prolongation que la France accepte toujours à ses frais.
 
La mission militaire française d’aéronautique au Japon a ainsi renoué avec la politique de transferts de savoir-faire et de technologies vers le Japon trente ans après le départ de l’ingénieur de la Marine, Émile Bertin (1840-1924). La mission avait apporté et vendu au total quarante Nieuport, du matériel de reconnaissance, de photographie, de T.S.F., de tir et de bombardement, deux Bréguet 400. Le Japon a acheté dans la foulée quatre-vingt Salsom 2A2, cent avions de chasse Spad 13. Les Nieuport, les Salmson et les Spad vont devenir les chasseurs de référence de l’armée japonaise organisée sur le modèle français : les Japonais achètent les licences du Salmson 2A2, du Nieuport 24C pour les avions de chasse par exemple, et pour les moteurs, celles du V8 Hispano-Suiza et du Lorraine-Dietrich.
Les industriels français vont ensuite vendre des licences, celle du Salmson à Kawasaki Heavy Industriy à l’époque chantiers navals, produits au Japon à 1017 exemplaires, celle du Nieuport 83E2 à la société Nakajima produit à 140 exemplaires, celle du Nieuport 81E2 à Mitsubishi Heavy Industry produit à 60 exemplaires, celle du Nieuport 29C1 à Nakajima produit à 608 exemplaires, celle du moteur Hanriot rotatif à Mitsubishi, etc.
Une grande partie de la mission rentre en France fin mars 1920, mais certains ingénieurs prolongent leur séjour à la demande des Japonais, mais cette fois à leurs frais. Un poste d’attaché militaire pour l’aéronautique est créé en avril 1921 à l’ambassade de France à Tokyo pour poursuivre l’œuvre de la mission Faure.
 
Une nouvelle mission, plus restreinte, menée par le commandant Marcel Jauneaud (1885-1947) avec deux officiers, arrive en septembre 1921 pour créer une armée de l’air indépendante, une école supérieure de guerre aérienne et un service des études et essais techniques et de fabrications aéronautiques. La première Armée de l’air du Japon voit le jour en 1925 sur le modèle français et avec des équipements d’origine française. Une autre mission, dirigée par Antoine de Boysson (1892-1946) avec six autres ingénieurs, arrive au Japon en 1922 et restera un an sur la base de Tokorozawa. Nous avons retrouvé des notes avec photos de l’un des ingénieurs, Georges Metz.

img-17Mission de Boysson

Les grandes entreprises de l’aviation au Japon, Mitsubishi, Nakajima, Kawasaki, inviteront ensuite à leur frais de nombreux ingénieurs français qui travailleront au développement de nouveaux appareils jusqu’en 1935.»
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(Christian Polak, «La mission militaire française de l’aéronautique au Japon (1919-1921)», Ebisu

[En ligne], 51 | 2014, mis en ligne le 01 novembre 2014, consulté le 13 octobre 2016. URL : http://ebisu.revues.org/1459 ; DOI : 10.4000/ebisu.1459. Droits d’auteur: © Maison franco-japonaise.)