« L’affaire de la montre en or »
 
 
SAKAMOTO Ryōma est donc de retour à Edo. Il est décidé à compléter son apprentissage des armes auprès de son maître CHIBA Sadakichi en s’y consacrant pleinement.
 
Nous sommes en 1856, deux ans avant la signature des traités internationaux, que l’on appellera les « traités inégaux ». D’intenses négociations dans ce sens vont débuter dans les hautes sphères de l’État, entre les très proches du shōgun et le premier consul général américain au Japon, Townsend HARRIS, arrivé en juillet de cette année-là. La présence, de façon permanente, d’un représentant officiel américain, faisait partie des conditions négociées lors de la « Convention de Kanagawa » en 1854. Et c’est ainsi que HARRIS s’installe dans la ville de Shimoda.
 
Townsend HARRIS (1804 – 1878) est à l’origine un marchand de New York qui assez rapidement fait fortune dans le commerce de produits venus de Chine. Parallèlement à ses activités de négoce, il s’intéresse également beaucoup à la politique. Autodidacte de talent, il apprend le français, l’espagnol et l’italien. Et soucieux de la transmission des savoirs et de l’éducation des travailleurs new-yorkais, il rejoint en 1846 le Département de l’Éducation de la ville de New York et en 1847, il fonde la « Free Academy of the City of New York », qui plus tard deviendra le « City College of New York », la plus ancienne des vingt-trois institutions d’enseignement supérieur qui composent l’Université de New York.
 
En 1848, HARRIS (photo de gauche) s’installe en Californie d’où il effectue plusieurs missions commerciales avec l’Asie. Mais progressivement, la politique prend le pas sur ses activités de négoce et, devenu l’un des meilleurs spécialistes américains de cette partie du monde, il entre officiellement en diplomatie en devenant vice-consul en Chine. Il renégocie aussi un ancien traité avec le Siam. Et c’est donc en 1856 que, nommé par Franklin PIERCE, 14ème Président des Etats-Unis, il débarque au Japon avec pour mission de compléter le premier traité signé par Matthew PERRY deux ans auparavant en y apportant surtout le volet commercial tant souhaité par les Américains et tant redouté par les Japonais. Lesquels ont bien vu, notamment en Chine, comment les traités commerciaux supposés pacifiques ont en fait conduit à une véritable colonisation de certaines régions et la réduction des populations locales à un état de quasi-esclavage.
 
Mais les réticences du Japon ne comblent pas sa faiblesse militaire par rapport aux forces américaines, et en 1858, il est obligé de céder. Conseillé par II Naosuke, qui a rang de tairo, une fonction qui lui donnait presque autant de pouvoir que celle du shōgun, le gouvernement de TOKUGAWA Iesada signe le « Traité Harris » le 29 juillet dans le petit temple de Ryōsen-ji à Shimoda (photo de droite). L’influence de II Naosuke est d’autant plus forte que Iesada n’est plus en état de dirigé le pays, il décède le 14 août et son successeur, Iemochi, n’a alors que 12 ans. Et c’est dans l’espoir d’éviter un conflit militaire avec les États-Unis qui, d’après lui, ne pourrait se conclure que sur une défaite japonaise, qu’il accepte de signer le Nichibei Shūkō Tsūshō Jōyaku ou « Traité américano-japonais d’amitié et de commerce ». Le premier des traités dits inégaux en raison de trois principales conditions, unilatéralement favorables aux Américains : l’ouverture progressive à ces derniers de 6 ports japonais au commerce, Yokohama (en 1859 et en remplacement de Shimoda), Nagasaki (même date), Niigata (en 1860), Edo (en 1862), Kōbe et Ōsaka (en 1863), la garantie d’une immunité en raison d’une clause «d’extraterritorialité», c’est-à-dire l’autorisation de juger les citoyens étrangers selon leurs propres lois et non la loi japonaise, ainsi que le contrôle des taxes d’exportation et d’importation accordé aux étrangers. Ceux-ci pourront donc vendre cher leurs produits aux Japonais tandis qu’ils pourront acheter à bas prix les denrées japonaises, privant le pays de bénéfices que celui-ci aurait pu tirer de ses exportations. Et c’est sur le modèle du « Triaté Harris » qu’en cette même année 1858 seront signés les autres traités internationaux, toujours aussi inégaux, dont celui avec la France le 9 octobre. Ce « Traité de paix, d’amitié et de commerce entre la France et le Japon » dont nous commémorerons donc conjointement en 2018 le 160ème anniversaire.
 
Mais revenons à notre héros. Retourné donc à Edo en 1856, il y retrouve son « compatriote » de Tosa et ami TAKECHI Hanpeita qui lui aussi est venu dans la capitale shogunale pour officiellement y parfaire son art des armes. Mais la véritable raison est qu’il souhaite rencontrer dans cette ville les représentants des autres domaines, notamment ceux de Chōshū et de Satsuma, réputés particulièrement en pointe dans ce mouvement Sonnō-jōi et qui, s’ils ignorent encore bien sûr que des traités seront finalement signés en 1858, s’inquiètent particulièrement de la faiblesse manifeste du gouvernement et redoutent une véritable invasion du Japon par les étrangers dont la présence et l’activité progressent déjà de façon troublante depuis la Convention de Kanagawa. Et c’est à cette occasion que TAKECHI va prendre conscience qu’effectivement, ces domaines sont bien plus engagés dans la « résistance » contre le shōgun et contre les étrangers que ne l’est son propre domaine de Tosa. Car si lui-même et une poignée de ses élèves, à qui il enseigne non seulement le kenjutsu mais aussi cet esprit Sonnō-jōi, sont convaincus de l’impérieuse nécessité de s’opposer au shōgun pour sauvegarder le Japon, il n’en va pas de même pour le seigneur de son propre domaine qui, depuis des décennies, a fait allégeance aux TOKUGAWA et entend respecter sa parole.
 
Ryōma, invité par TAKECHI à assister à quelques réunions secrètes des opposants à la politique shogunale, va tenter de rester un peu à l’écart de leurs agissements. Tout en renforçant, de façon naturelle, ses relations individuelles et plutôt amicales avec eux, parmi lesquels il retrouve notamment KATSURA Kogorō, le plus actif des « pro-sonnō-jōi » et déjà très influent dans son domaine de Chōshū. Il y fait également la connaissance de représentants du domaines de Satsuma, et commence à gagner leur amitié et leur confiance même si, prudent, il reste politiquement plutôt neutre. Mais un événement va survenir, qui aurait pu rester anecdotique, mais va considérablement influer sur sa mentalité.
 
Un soir, au retour d’une de ces réunions forcément un peu arrosées, un élève de TAKECHI va involontairement se retrouver complice d’un acte grave. Alors qu’il accompagne un dénommé TANAMURA, un kashi (samouraï de rang inférieur) plutôt connu pour son mauvais esprit surtout quand il a bu de l’alcool, cet élève, du nom de YAMAMOTO Takuma, se trouve mêlé à un incident provoqué par TANAMURA. Celui-ci, ivre, s’est amusé à effrayer un commerçant de la ville qu’il a lui-même bousculé mais qu’il accuse de forfaiture, au nom de son rang de samouraï alors que l’autre n’est qu’un simple marchand. Pris de panique, ce dernier s’enfuit, laissant tomber une montre en or que TANAMURA s’approprie. YAMAMOTO, conscient de l’injustice, récupère alors l’objet en se promettant de le restituer au pauvre commerçant. Mais ce qu’il ignore, c’est qu’entre-temps, ce commerçant a porté plainte aux autorités en dénonçant ces samouraï qu’il a pu identifier grâce à leur accent provincial. Et très rapidement, YAMAMOTO est identifié, avant même qu’il ait pu rendre la montre et prouvé sa bonne foi. Il est accusé. Mais bien plus grave, en se retrouvant accusé à titre individuel, il fait de plus porter l’accusation et la honte sur l’ensemble de la petite délégation commandée par son maître TAKECHI. Et selon le code de l’honneur toujours en vigueur en cette fin de période d’Edo, celui-ci se sent obligé, afin de laver l’honneur du groupe, d’imposer à YAMAMOTO de se faire harakiri.
 
Ryōma, qui comme cette délégation de TAKECHI, loge dans une des annexes de la résidence d’Edo du domaine de Tosa, est rapidement informé de ce qui se passe. Il tente alors d’intervenir auprès de TAKECHI pour au moins sauver la vie de YAMAMOTO. Une simple montre, fut-elle en or, ne vaut pas le sacrifice de la vie d’un homme, surtout si celui-ci, bien que reconnu coupable de vol, a été en réalité d’une erreur judiciaire et qu’il a au contraire tenté d’arranger les choses entre ce commerçant et ce samouraï qui est le véritable coupable. Mais cette réalité reste sans preuve formelle et, retrouvé possesseur de la montre, c’est bien YAMAMOTO qui est considéré comme le responsable de ce vol. Et TAKECHI se sent obligé de se montrer particulièrement inflexible pour un détail en particulier : YAMAMOTO est le cousin de sa propre femme. Tenter de le disculper alors que les autorités policières l’accusent risquerait de le faire passer lui-même pour un mauvais chef qui favorise un homme uniquement parce qu’il est un membre de sa famille.
 
Mais Ryōma ne peut se résoudre à laisser les choses se faire ainsi, même au nom d’un code de l’honneur dont il n’ignore bien sûr rien. Il décide d’intervenir lui-même auprès du commerçant en lui rapportant sa montre et en lui demandant de retirer sa plainte. Mais, malgré cela, les autorités refusent de pardonner YAMAMOTO, même si l’objet du vol a bien été rendu à son propriétaire. Pour elles, la restitution de l’objet ne peut suffire et effacer l’acte commis, qui entache l’image même des samouraïs sensés protéger les classes sociales inférieures et non pas les opprimer ainsi. Et, ayant accepté une première fois que l’honneur de tous (de TAKECHI, donc de la délégation de Tosa, de ce domaine lui-même qu’elle représente et même l’image globale des samouraïs) soit lavé dans le sang de YAMAMOTO, les autorités refusent de revenir sur leur décision. Comme il est malgré tout un samouraï, YAMAMOTO n’est pas emprisonné comme un vulgaire voleur. Il est confié à TAKECHI, lequel ordonne les préparatifs du seppuku ou suicide pour le lendemain matin, à l’aurore, comme c’était alors la coutume.

Mais Ryōma, de son coté, ne peut une nouvelle fois se résoudre à accepter ni l’injustice, ni ce qui est à ces yeux une véritable absurdité. Pour lui, une montre, un objet, ne peuvent justifier la mort d’un homme. C’est alors qu’il va commettre un acte très grave, quasi impensable pour un samouraï : il va décider de faire échapper YAMAMOTO de la résidence où il est détenu et ainsi de le soustraire à son châtiment. Il le tire hors de la résidence, le conduit jusqu’à un petit bateau qu’il a affrété sur la rivière voisine, donne un peu d’argent à un YAMAMOTO complètement dérouté par cet acte auquel il ordonne de quitter Edo. « Tu sais que tu ne pourras plus jamais revenir à Tosa après cette évasion, et tu sais que si tu te fais prendre, je serai moi-même accusé. Alors enfuis-toi loin, très loin ».
 
Le lendemain matin, TAKECHI et ses élèves ne peuvent que constater que la pièce où YAMAMOTO était assigné à résidence est vide et que celui-ci s’est donc enfui. Et il ne faut pas des heures et des heures à TAKECHI pour comprendre que c’est Ryōma qui l’a aidé. Et quand il le questionne, celui ne répond rien. Il n’acquiesce pas mais ne nie pas. Le message est clair. Mais pour TAKECHI, Ryōma est un ami d’enfance. Plus que cela, il est presque son meilleur ami. Il est un homme dont il combat la liberté d’esprit et la grandeur d’âme sans pouvoir, au fond de lui, s’empêcher de les admirer. Et puis, de toutes façons, il n’a pas de preuves matérielles de la culpabilité de Ryōma dans l’évasion de YAMAMOTO. Il prend alors la décision d’aller s’excuser lui-même auprès des autorités de police et de justice pour sa négligence. Celles-ci, ne pouvant à leur tour prouver de façon formelle que TAKECHI aurait aidé à l’évasion, décident d’accepter ses excuses mais lui ordonnent de quitter Edo avec sa délégation et de retourner dans leur domaine.
Blessé dans son honneur par cette décision d’expulsion qu’il ne peut ignorer, TAKECHI retrouve Ryōma : « Je rentre au pays. Tu le sais, j’ai une grande affection et une grande admiration pour toi. Tu es le seul à être un ami véritable. Mais je te demande de ne plus m’adresser la parole. Dorénavant, tu es pour moi un étranger ».
 
Cette affaire dit « de la montre en or », en vérité de peu d’importance dans l’absolu, aura des conséquences assez déterminantes pour l’avenir de Ryōma et sa façon de penser. Premièrement, il le conduira à considérer comme de plus en plus vieillissant voire même obsolète cet archaïque code de l’honneur des samouraïs. Deuxièmement, malgré que lui-même soit convaincu du danger que représentent les étrangers pour son pays, il ne pourra se résoudre à accepter pleinement cet esprit de Sonnō-jōi au nom duquel son ami TAKECHI se bat et qui l’a conduit à le rendre inflexible au point de sacrifier la vie d’un de ses élèves et même, se surcroit, un membre de sa propre famille. Enfin, sachant qu’il a perdu l’amitié de TAKECHI et de ses élèves, et donc d’une partie importante de ce qui fait sa vie à Tosa, cela va progressivement le conduire à penser que, décidément, son domaine et la mentalité des gens de son pays sont bien petits pour lui et qu’il lui faudra peut-être s’en affranchir un jour. Et, malgré la loi, toujours en vigueur à cette époque, qui considérait comme traître toute personne qui quittait le domaine sans l’autorisation expresse du seigneur et condamnait à mort tout contrevenant à cette règle, il ne croyait pas si bien dire, comme l’avenir allait le démontrer bientôt….
 
 
 

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L’épisode de la montre est un événement historique et véridique. Même s’il est peut-être, dans certains de ses détails, un peu romancé, notamment pour les « besoins » de la légende de Ryōma.
Mais YAMAMOTO Takuma a bel et bien existé, il a bien été le héros malheureux de cette affaire de la montre en or et a effectivement dû s’enfuir de Edo. Et, sachant qu’il ne pouvait plus retourner dans son pays, le domaine de Tosa, à l’ouest du Japon, c’est donc vers le nord qu’il va lentement se diriger. Et après quelques années d’errance en tant que fugitif, ayant changé de nom en celui de SAWABE Takuma, il va arriver à Hakodate, dans l’île de Hokkaidō, où il va faire une rencontre qui va bouleverser sa vie : il va croiser le chemin de l’archevêque Nicolai (photo de gauche), autrement connu de nos jours sous le nom (en français) de Saint Nicolas du Japon. Lui-même envoyé de Russie au Japon en 1861 pour servir la paroisse de la mission diplomatique russe dans cette région, il devient ainsi le premier prêtre de l’Église orthodoxe du Japon, réussissant même à convertir à cette religion quelques uns des locaux (photo de droite). Et c’est en le rencontrant que SAWABE va définitivement ranger son katana, se convertir à cette religion et devenir même le tout premier prêtre orthodoxe japonais. Il contribuera même à la construction de la Cathédrale orthodoxe de Tokyo, la « Cathédrale de la Résurrection », construite en 1891 dans l’arrondissement de Chiyoda-ku (illustration ci-dessous de gauche), dont l’appellation usuelle en japonais est Nikolai-dō en souvenir et en hommage à cet évêque russe (la Cathédrale de nos jours, photo ci-dessous de droite).
« Après sa mort le 3 février 1912 julien (qui correspond au 16 février grégorien), il fut enterré au cimetière de Yanaka à Tokyo, près de Ueno. Il est le premier saint de l’Église orthodoxe japonaise, canonisé par l’Église russe en 1970 comme « Égal aux apôtres du Japon, Archevêque saint Nicolas ». La même année, l’Église russe décidait d’accorder l’autonomie à l’Église du Japon. » (Wikipédia).
 
                       
 
SAWABE Takuma, petit samouraï de Tosa, né en février 1834, et défenseur acharné de la pensée hautement belliqueuse du sonnō-jōi, condamné mais ayant échappé à la mort alors qu’il n’a pas 23 ans, devenu ensuite le défenseur acharné de la paix et d’une religion occidentale et premier prêtre japonais de l’histoire de son pays, s’est finalement éteint en 1913, à l’âge vénérable de 79 ans…
 
(à suivre dans le 5ème épisode).
 
 
(C.Y.)