Considéré comme le maître de la verrerie Art nouveau en France, Emile GALLÉ (photo de droite, en 1889) est aussi fortement lié à la région lorraine qui l’a vu naître, se former et y débuter sa carrière. La curiosité de cet artiste pour la création extra-européenne – et notamment japonaise – ne saurait effacer son attachement pour les terres de son enfance et leur artisanat local, au point de s’impliquer dans les premières années du XXe siècle dans la fondation de la désormais célèbre Ecole de Nancy.
 
Chez les GALLÉ, le travail de la céramique et du verre est une affaire de famille depuis plusieurs générations. Originaire de Clermont-sur-Oise, Charles GALLÉ – père d’Emile – reçoit une formation de peintre sur porcelaine à Paris. En 1844, il se rend pour la première fois dans la ville de Nancy en tant que voyageur de commerce pour la manufacture de porcelaine Bougon et Chalot. Il y fait la connaissance de Marguerite OSTER-REINEMER, gérante de la boutique de porcelaines et de cristaux de son défunt époux, et épouse en 1845 l’une de ses deux filles, Fanny REINEMER. C’est à partir de cette date que Charles GALLÉ (photo de gauche, aux alentours de 1890) s’établit définitivement à Nancy, contribuant largement au développement du commerce de sa belle-mère, dont l’enseigne se transforme en « Gallé-Reinemer ». Il y conçoit de nouveaux modèles de verrerie inspirés du monde végétal, et des techniques issues de l’émaillage pour colorer le verre. Il connaît un succès rapide, au point de devenir dès 1855 l’un des fournisseurs de Napoléon III.
 
 

Charles GALLÉ, Service à gâteaux « Stanislas », faïence bleue et blanche

 
 
Né le 4 mai 1846 de l’union de Charles GALLÉ et Fanny REINEMER, Emile GALLÉ grandit à Nancy et bénéficie d’une solide éducation lettrée et protestante. Dès son plus jeune âge, les heures passées dans les jardins parentaux et l’observation de la nature lui inspirent un intérêt pour la botanique. Il commence à participer aux affaires familiales alors qu’il est encore lycéen, créant des compositions florales reproduites par son père sur des modèles en verre et en faïence. A seize ans, il quitte le lycée impérial de Nancy pour poursuivre ses études en Allemagne, où durant quatre ans il peut s’adonner à la pratique du dessin, de la sculpture, et approfondir ses connaissances sur la faune et la flore. En 1866, il devient apprenti dans l’atelier de verrerie alors célèbre de Burgun et Schwerer à Meisenthal. A son retour en Lorraine en 1870, il fait la rencontre du jeune nancéen Victor PROUVÉ, qui deviendra un fidèle associé de la famille GALLÉ, et crée avec lui l’ensemble de faïences dit « services de ferme ».
 
 

Émile GALLÉ (1846-1904) et Victor PROUVÉ (1858-1953), vase « Les hommes noirs, 1900 »,
en verre soufflé de forme sphérique à col étranglé entre deux anses appliquées,
décor floral dégagé à l’acide et repris à la roue,
portant les inscriptions: « Hommes noirs, d’où sortez-vous ? / Nous sortons /
de dessous terre / Béranger ». Signé « Gallé 1900 » et « V. Prouvé »

 
 
Lorsque la guerre franco-prussienne éclate le 15 juillet 1870, GALLÉ s’engage comme volontaire. Sa présence sur le front est néanmoins de courte durée, l’armée lorraine étant vaincue le 6 août de la même année puis annexée à la Prusse par le Traité de Versailles du 1er mars 1871. Cette défaite ayant éloigné Emile GALLÉ du cercle qu’il s’est créé à Meisenthal – désormais sous occupation allemande – il décide d’accompagner son père à Londres pour l’exposition « Les Arts de France », coorganisée en 1871 avec l’archéologue Edmond du SOMMERARD. Le jeune homme en profite pour étudier les collections du musée de South Kensington et visiter les jardins botaniques anglais.
 
De retour en Lorraine, GALLÉ prend la décision de fonder son propre atelier dans la maison familiale dite « La Garenne », tout en poussant son père à réorganiser l’affaire familiale dans la perspective d’un futur héritage (Photo de gauche, Maison dite « La Garenne » construite par Charles GALLÉ au n°2 avenue de la Garenne, Nancy). C’est à cette époque qu’il commence à développer son propre style, jusqu’à atteindre sa pleine maturité dans les années 1890. Ses premiers essais personnels sont dévoilés lors de l’Exposition de l’Union Centrale de 1878 à Paris, puis à nouveau en 1884 avec un lot de porcelaines et de verreries qui lui valent une médaille d’or.
 
 

Emile GALLÉ, service de table «Herbier» en faïence à décor
en camaïeu bleu de grand feu sur émail stannifère blanc de fleurs et végétaux.
Modèle crée à partir de 1868

 
 

   
Emile GALLÉ, Eventail décoratif, céramique, 1878, Musée de l’Ecole de Nancy

 
 
En 1885, alors qu’il cherche à faire réaliser pour l’un de ses vases un socle sculpté en bois, sa visite chez un marchand en espèces précieuses et exotiques est une révélation. GALLÉ se prend dès lors de passion pour ce nouveau matériau, au point de monter en une année à peine un atelier d’ébénisterie. Trois ans plus tard, son premier ensemble mobilier est présenté à l’Exposition universelle de 1889 à Paris, en même temps que son travail de verrier. Célébré par la critique pour ses qualités techniques et son inventivité, il lui permet de remporter une médaille d’or, le Grand Prix et la croix de la Légion d’honneur.
En 1900, sa participation à l’Exposition universelle marque encore davantage les esprits : GALLÉ entreprend de faire construire au milieu de son stand un four de verrier, afin que les visiteurs puissent assister et comprendre le processus de fabrication des pièces. Il y expose également un nouvel ensemble mobilier se distinguant de celui de 1889 par une plus grande finesse et légèreté, au répertoire essentiellement végétal, annonciateur de l’Art nouveau.
 
 

Fonds photographique Gallé, vitrine Les Granges,
Exposition Universelle de Paris, 1900. (c) MEN

 
 

Emile GALLÉ, Etagère Bambou, noyer, marqueterie de bois variés
et bronzes patinés, 1894, Musée de l’Ecole de Nancy
Cette étagère mêle asymétrie et motifs d’influence japonaise (papillons, bambous,
fleurs de pommier), tout en reprenant des formes classiques européennes
(légèreté de la structure et pieds galbés de style Louis XV), se rapprochant ainsi des travaux
contemporains de Gabriel VIARDOT ou de PERRET et VIBERT.

 
 
Au tournant du XXe siècle, GALLÉ s’impose donc comme un céramiste de premier plan sur la scène artistique française mais aussi internationale, que ce soit par sa fabrique nancéenne qui lui assure des revenus réguliers, que par ses recherches personnelles qui lui apportent la reconnaissance de ses pairs. Il reçoit alors des commandes d’envergures provenant de la famille impériale russe (« Vase Pasteur » en 1892), ou encore de la Ville de Paris pour le tzar Nicolas II (ensemble d’urnes en 1896).
 
 


« Vase Pasteur » en pâte de verre réalisé par Emile GALLÉ en 1892

 
 

 Emile GALLÉ, Soliflore aux chrysanthèmes,
cristal double couche, vers 1894

 
 
Les influences d’Emile GALLÉ : observation de la nature et esthétique japonaise
 
« La nature elle-même est le point de départ de tout » (Emile GALLÉ, 1884)
 
Le renouveau des arts décoratifs, chez Emile GALLÉ, est étroitement lié à son étude de la nature en tant qu’artiste et homme de science. Sa passion pour la botanique transparaît aussi bien dans ses œuvres que dans ses écrits ou ses activités : il fonde en 1877 la Société centrale d’horticulture de Nancy, est élu membre de la Société nationale d’horticulture de France en 1878 et participe à de multiples jurys d’expositions, témoignant de sa notoriété en tant que botaniste. Sa curiosité le pousse à s’intéresser aux espèces du monde entier, et notamment à la flore extrême-orientale, comme en atteste l’Almanach Universel des Naturalistes de 1881 dans lequel il figure en tant que « collectionneur et producteur de plantes vivaces de pleine terre, d’arbres et arbustes de Chine, du Japon, des Etats-Unis du Nord, de plantes alpines, de plantes de la flore de Lorraine ». Les manuscrits de GALLÉ prouvent que cet intérêt dépasse néanmoins la simple dimension savante, touchant à un engouement quasi mystique. Pour l’artiste, la nature est perçue comme une porte vers le monde de l’imaginaire et du fantastique, de même que les espèces végétales sont décrites comme des entités vivantes et individualisées.
 
Cet attrait de GALLÉ pour la nature est probablement l’une des explications de son intérêt pour l’art japonais, qu’il découvre en même temps que ses contemporains – notamment au cours de ses participations répétées aux expositions universelles dès 1867 – et dans lequel il perçoit des échos à ses propres recherches esthétiques.
 
L’un des autres éléments déclencheurs a sans doute été sa rencontre en 1886 avec TAKASHIMA Hokkai (1850-1931, photo de gauche). Ayant mené des études de botanique et de géologie sur l’archipel, TAKASHIMA fut missionné par le Ministère de l’agriculture pour entreprendre un travail colossal : dresser une carte exhaustive de la végétation du Japon, tâche qui lui prendra près de sept ans, dont deux années consacrées à parcourir le territoire à pied. A partir de 1884, TAKASHIMA est envoyé en Europe pour présenter le résultat de ses travaux, avant d’intégrer en 1885 l’Ecole forestière de Nancy en tant qu’élève étranger pour trois ans. Son don pour le dessin étant rapidement remarqué, il noue des liens d’amitié avec les artistes locaux dont Victor PROUVÉ, Ernest BUSSIÈRE, Camille MARTIN et bien-sûr Emile GALLÉ. Il aide ce dernier dans son étude de la flore japonaise, en lui prêtant des albums de botanique et en identifiant certaines espèces de son jardin, qui comprend à l’époque près de 500 spécimens du Japon (photo de droite, TAKASHIMA Hokkai, « Paysage japonais », dessin à l’encre de Chine, Musée de l’Ecole de Nancy).
 
Outre cette collection de plantes, Emile GALLÉ commence dès 1872 à acquérir un certain nombre d’objets d’art japonais : céramiques (dont une série de grès de Bizen), laques, objets en bambou, peintures, estampes, calligraphies et ouvrages scientifiques, constituant rapidement un vaste ensemble qu’il continuera d’enrichir jusqu’à sa mort. Il s’approvisionne aussi bien chez les grands marchands parisiens que dans certaines boutiques nancéennes proposant à la vente des marchandises extrême-orientales, tel Armand LOGÉ. Cette collection fut malheureusement dispersée après son décès, si bien qu’il est difficile d’en estimer précisément le volume et la nature.
 
« C’est à l’art japonais que l’artiste doit le principe fondamental de son style, – sans imitation servile, toutefois… Rien, en effet, ne saurait être plus différent de l’art japonais que l’œuvre de Monsieur Gallé… Il en distille l’essence et l’assimile aux données de son instinct et de son goût. La nature, demeure, pour lui, une source d’inspiration constante. Quand Monsieur Emile Gallé reproduit des plantes, il en extrait les lignes et la couleur avec le sens artistique le plus développé. Il semble condenser le motif, lui donner une attitude, un mouvement, une vie propre enfin, sans jamais perdre de vue l’utilisation éventuelle et la raison d’être de l’objet ainsi créé » (Henri FRANTZ, Contre Sainte-Beuve, 1897).
 
De fait, les œuvres de GALLÉ, choisies pour sa première participation personnelle à l’Exposition universelle de Paris en 1878, dénotent déjà une connaissance manifeste de l’estampe japonaise, en particulier de la Manga d’Hokusai, à laquelle il emprunte un certain nombre de motifs naturalistes (vase à la carpe, éventails à décor de coq). A partir des années 1880, son approche cesse d’être celle d’un simple copiste pour gagner en profondeur et en sensibilité, jusqu’à parvenir à extraire de l’art japonais plusieurs leçons essentielles : observation de la nature, sens du dépouillement, tendance à la stylisation des motifs tout en conservant l’essence du sujet, goût pour l’asymétrie et les contours marqués. L’assimilation de ces principes est particulièrement perceptible dans les œuvres de maturité, dont certains vases portent même la légende « alla japonica » à côté de la signature de GALLÉ.
 
 

Emile GALLÉ, « Vase à la carpe », 1878, Musée du verre et du cristal, Meisenthal
Il s’agit de l’une des premières pièces en verre clair de lune, à coloration bleu saphir,
obtenue par incorporation d’oxydes de cobalt à un verre à base de potasses. Il en existe au moins
quatre exemplaires. Le décor a été imaginé par GALLÉ d’après une estampe de Hokusai de 1831
destinée à être imprimée sur éventail. Les végétaux aquatiques de la gravure originale
ont cependant été remplacés par des rinceaux décoratifs et lentilles d’eau.

 
 

KATSUSHIKA Hokusai, « Deux carpes », épreuve pour éventail,
gravure sur bois, 1831, Musée national des Arts asiatiques Guimet, Paris

 
 
Les inscriptions prennent parfois un véritable tour lyrique lorsque, à la manière des artisans japonais, GALLÉ décide de graver sur ses pièces des poèmes entiers (voir la série des « verreries et vases parlants »), où littérature, calligraphie, décor et forme s’harmonisent admirablement.
 
 

Emile GALLÉ, Vase parlant « Passionnément plus penser que dire »,
faïence et émaux polychromes, 1885-1889.
Ce vase en forme de tambourin consiste en un disque soutenu par des branchages noués de rubans.
Sur une face, il présente un décor de marguerites et d’insectes, d’imprimés japonisants en réserve,
et les inscriptions « Un peu », « Beaucoup », « Passionnément ». Sur l’autre face,
il affiche des motifs de violettes et l’inscription « Plus penser que dire ».

 
 
Selon un autre procédé courant dans l’artisanat nippon, GALLÉ tire des espèces végétales et animales des formes de vases ou des structures de meubles. Des pieds d’étagères peuvent ainsi prendre la forme de tiges de bambous, ou les moulures d’une commode celle d’ailes de libellule. Les plateaux en marqueterie sont quant à eux traités comme des toiles vierges sur lesquelles GALLÉ s’adonne librement à son inspiration créatrice, élaborant des environnements végétaux complexes ou de véritables compositions paysagères inspirées estampes ukiyoe.
 
 


Emile GALLÉ, Guéridon aux Libellules, tilleul mouluré
et ciselé à marqueterie florale sur les plateaux, 1901

 
 

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Disparaissant en 1904, GALLÉ laisse derrière lui une œuvre immense et de nombreux disciples rassemblés au sein de « l’Alliance provinciale des industries d’Art » dite « Ecole de Nancy », qu’il fonde en 1901 avec d’autres artistes lorrains. Léguée à la ville, la quasi-totalité de sa collection sera rassemblée à partir de 1968 au musée de l’Ecole de Nancy, dont le parcours dévoile la place centrale tenue par GALLÉ au sein du mouvement Art nouveau d’un point de vue régional mais aussi international. Réhabilité à partir des années 1960, GALLÉ apparaît aujourd’hui comme une référence dans le monde entier et jusqu’au Japon, où il est admiré comme un lien entre l’archipel et l’Occident. En témoigne le musée qui lui est dédié à Nasu, dans le département de Tochigi, à environ 150km au nord de Tōkyō.
Comme une réponse à ce très bel hommage de l’écrivain et diplomate Eugène-Melchior de VOGÜÉ qui, après l’exposition de 1889, écrivait à propos d’Emile GALLÉ : « Bénissons le caprice du sort qui a fait naître un Japonais à Nancy ».
 
 

Emile GALLÉ, Vase « Nuit japonaise »,
verre triple couche, 1900, Musée de l’Ecole de Nancy

 
 
 
Bibliographie
« Emile Gallé : nature & symbolisme « influences du Japon »  » (catalogue d’exposition, Vic-sur-Seille, Musée départemental Georges de La Tour, 5 mai-30 août 2009), Ars-sur-Moselle, Serge Domini, 2009.
GARNER Philippe, « Emile Gallé », Paris, Flammarion, 1990.
LE TACON François, « Emile Gallé ou le mariage de l’art et de la science », Paris, Messene, 1995.
THIEBAUT Philippe, « Emile Gallé : le magicien du verre », Paris, Gallimard, 2004.
 
 
Recommandation:
Un livre dédié à Emile GALLÉ est paru en 2017 aux Editions L’Harmattan.
« Emile Gallé – Artiste engagé – L’Art Nouveau sublimé  » de Hélène SICARD LENATTIER
Une biographie très complète sur cet artiste d’exception.
Voir < ici > pour plus d’informations.
 
 
 
(A.S.)
 
 
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