Précisons de suite pour éviter tout malentendu : c’est par l’intermédiaire de son roman « Le Tour du monde en 80 jours » que le grand écrivain français mérite ce titre. En effet, ce récit d’aventures, paru en France en 1872, est considéré comme la première œuvre issue de la littérature française à avoir été traduite directement de sa langue originale en japonais.
 
kawashima-chunosuke-3Cette traduction a été réalisée en 1878 pour sa première partie, puis en 1880 pour la seconde partie par un certain KAWASHIMA Chūnosuke (photo de gauche).
La biographie de KAWASHIMA est en partie connue. On sait qu’il est né le 3 mai 1853 à Edo comme 3ème garçon d’une fratrie de 9 enfants. Il rejoint dans son adolescence l’arsenal de Yokosuka dont la construction a été confiée à l’ingénieur français François-Léonce VERNY, lequel progressivement voulu former des ingénieurs japonais tout en leur inculquant la langue française. Dès l’âge de 20 ans, il quitta l’arsenal et fut nommé interprète de Paul BRUNAT, lui-même nommé oyatoi gaikokujin ou conseiller étranger par le gouvernement japonais pour la construction et la gestion de la filature de soie de Tomioka. Il n’assurera cette fonction que pendant 1 an, il quitte la filature en 1874.
 
Il entreprend un premier voyage en Amérique et en Europe, et c’est à cette occasionjules-verne-3 qu’il tombe par hasard sur la version anglaise du roman de Jules VERNE. Il finit d’être conquis par ce livre quand, de passage à Paris, il le reçoit cette fois en version originale. C’est alors que lui vient l’idée de le traduire en japonais. L’édition de sa traduction (photo de droite) est assurée par la Keiō University Press Inc, une société spécialisée dans l’édition des livres de l’Université de Keiō, mais il doit y participer financièrement, d’où l’édition d’une « Première partie » pour commencer et en limiter les frais. Mais grâce au succès du livre, la seconde partie paraîtra en 1880, cette fois entièrement financée par ladite société.
 
En 1882 KAWASHIMA devient un employé bancaire à la Yokohama Shōkin Ginkkawashima-chunosuke-2ō ouverte en 1880 et qui est une des rares banques de l’époque spécialisée dans les échanges internationaux. Il est alors envoyé dans la filiale française de cette banque, et plus précisément à Lyon, en raison de l’intensification des relations entre cette ville et le Japon dans le commerce de la soie. Il séjournera 14 ans en France. On le voit ici (photo de gauche) photographié à Lyon en compagnie de ISHII Katako qui fut l’une de ses trois compagnes, qu’il fit venir en France en 1888 et avec qui il eut 3 filles.
Il rentre au Japon en 1895 où il poursuivra sa carrière bancaire, devenant l’un des grands cadres de cet établissement où il restera jusqu’à sa retraite. Il décède en 1938 à l’âge vénérable de 85 ans.
 
Si son plus long et principal métier (c’est surtout ainsi qu’il est le plus souvent présenté) fut donc dans la banque et que la carrière de KAWASHIMA en tant que traducteur littéraire aura été presque anecdotique, il n’en reste pas moins que c’est grâce à around_the_world_in_eighty_days_by_neuville_and_benett_04lui que « Le tour du monde en 80 jours » permettra à Jules VERNE de devenir le premier auteur français à être traduit (directement du français en japonais) dans ce Japon de l’ère Meiji où, naturellement, de plus en plus de Japonais se passionnaient pour l’apprentissage du vaste monde – et les aventures de son célèbre héros Phileas Fogg accompagné de son fidèle et débrouillard Passepartout (photo de droite) parcourant la Terre entière leur permettait, en un seul livre, de découvrir de très nombreux pays.
 
Notons à ce propos la surprenante justesse des écrits de Jules VERNE qui fut l’une des clefs de son succès – mais qui fut parfois mêlée d’erreurs commises de toute bonne foi par son auteur. « Le tour du monde en 80 jours » parut en 1872. Et au hasard de quelques lignes, on peut découvrir comment, 4 ans à peine après la Restauration de Meiji en 1868 donc, le grand romancier français est déjà au courant de bien des détails concernant ce pays du bout du monde. Tout en commettant par ailleurs, à son corps défendant, des erreurs qui furent celles des dirigeants français de son époque. Ainsi, chapitre 22: « Le 13, à la marée du matin, le Carnatic entrait dans le port de Yokohama. Ce point est une relâche importante du Pacifique, où font escale tous les steamers employés au service de la poste et des voyageurs entre l’Amérique du Nord, la Chine, le Japon et les îles de la Malaisie. Yokohama est située dans la baie même de Yeddo, à peu de distance de cette immense ville, seconde capitale de l’empire japonais, autrefois résidence du taïkoun, du temps que cet empereur civil existait, et rivale de Meako, la grande cité qu’habite le mikado, empereur ecclésiastique, descendant des dieux ». A travers cette phrase, on note que la ville d’entrée au Japon est Yokohama, et non, par exemple, Nagasaki: le port de « la baie de Yeddo » comme l’écrit J. VERNE a pris une importance qui est donc déjà connue en France. Par contre, le « taïkoun » y est décrit comme un « empereur civil » tandis que le mikado est présenté comme un « empereur ecclésiastique ». Cette description traduit bien les erreurs commises par les occidentaux en général et les Français en particulier dans les premières années de leur arrivée au Japon: le shōgun fut longtemps considéré comme le principal personnage du pays et donc l’interlocuteur principal avec lequel il convenait de s’allier. Et si cela était vrai dans les faits jusqu’en 1867, son lent déclin entamé dès 1853 et l’arrivée du commodore M. PERRY et la montée en puissance de l’opposition des domaines de l’ouest – Chōshū, puis plus tard les han de l’île de Kyūshū comme Nagasaki et surtout celui de Satsuma – qui conduisit à la Guerre de Boshin, furent incontestablement mal perçus par la France de Napoléon III, lequel, comme on le sait, choisit de soutenir jusqu’au bout le gouvernement shogunal plutôt que ces domaines rebelles – qui eux, reçurent surtout l’aide des Américains et des Anglais – dont la révolte conduisit finalement à la restauration de l’empereur et de l’intégralité de ses pouvoirs en 1868 et fournirent ensuite l’essentiel de la composition du nouveau gouvernement qui présida, sous l’autorité du jeune empereur Meiji, aux destinées du nouveau Japon.
 
Profitons-en quand même pour retrouver, le temps d’un court paragraphe, ce qui fit aussi le succès de Jules VERNE: son incomparable talent – même si, encore une fois, quelques erreurs s’y glissent, notamment dans la retranscription des mots japonais, saurez-vous les identifier? – pour les descriptions de personnages et de lieux qui transportent le lecteur, immobile dans son salon parisien, le livre dans les mains (ou aujourd’hui les yeux rivés sur l’écran de son smartphone), dans des contrées lointaines et exotiques à souhait, au point de se retrouver dans la peau de Passepartout quittant la ville de Yokohama pour se rendre à Edo:
« Donc, après avoir parcouru la partie européenne de la ville, sans que le hasard l’eût en rien servi, il entra dans la partie japonaise, décidé, s’il le fallait, à pousser jusqu’à Yeddo. (…)
Dans les rues, ce n’était que fourmillement, va-et-vient incessant : bonzes passant processionnellement en frappant leurs tambourins monotones, yakounines, officiers de douane ou de police, à chapeaux pointus incrustés de laque et portant deux sabres à leur ceinture, soldats vêtus de cotonnades bleues à raies blanches et armés de fusil à percussion, hommes d’armes du mikado, ensachés dans leur pourpoint de soie, avec haubert et cotte de mailles, et nombre d’autres militaires de toutes conditions, — car, au Japon, la profession de soldat est autant estimée qu’elle est dédaignée en Chine. Puis, des frères quêteurs, des pèlerins en longues robes, de simples civils, chevelure lisse et d’un noir d’ébène, tête grosse, buste long, jambes grêles, taille peu élevée, teint coloré depuis les sombres nuances du cuivre jusqu’au blanc mat, mais jamais jaune comme celui des Chinois, dont les Japonais diffèrent essentiellement. Enfin, entre les voitures, les palanquins, les chevaux, les porteurs, les brouettes à voile, les « norimons » à parois de laque, les « cangos » mœlleux, véritables litières en bambou, on voyait circuler, à petits pas de leur petit pied, chaussé de souliers de toile, de sandales de paille ou de socques en bois ouvragé, quelques femmes peu jolies, les yeux bridés, la poitrine déprimée, les dents noircies au goût du jour, mais portant avec élégance le vêtement national, le « kirimon », sorte de robe de chambre croisée d’une écharpe de soie, dont la large ceinture s’épanouissait derrière en un nœud extravagant, — que les modernes Parisiennes semblent avoir emprunté aux Japonaises. »
 
Cette première traduction de KAWASHIMA ouvrit ainsi la voie à d’autres œuvres d’auteurs français qui furent traduites du français ou de l’anglais et publiées avec succès, à commencer par des romans populaires, tels que ceux des Dumas père et fils et de Victor Hugo, ainsi que des ouvrages d’Émile Zola ou encore de Guy de Maupassant.
 
Pour conclure, notons, anecdote bien compréhensible mais ô combien croustillante, qu’il arriva que quelques unes des traductions de cette époque furent abrégées ou modifiées, par exemple en donnant aux personnages des noms japonais. Il arriva même que l’action soit transposée au Japon, faisant des versions japonaises des adaptations plus que de fidèles traductions. On peut comprendre à travers ce genre de démarches les tâtonnements des traducteurs qui cherchaient à transmettre le charme de l’œuvre originale à des lecteurs encore peu familiers avec les histoires situées en terres étrangères…
 
 
(C.Y.)