A l’inverse des peintres, chez qui l’influence des estampes japonaises s’est traduite par des partis pris esthétiques, les graveurs français de la seconde moitié du XIXe siècle empruntèrent avant tout à l’ukiyoe ses procédés techniques (en couverture, « Un atelier de graveurs sur bois » (extrait), de Tony BELTRAND, 1897). Les premières manifestations du japonisme en gravure ne datent cependant que de la fin des années 1880, soit une vingtaine d’années après la restauration de Meiji, et ce à la faveur de plusieurs évolutions.
La première d’entre elles est liée au changement de statut des graveurs. Jusqu’alors, ces derniers étaient considérés comme des artisans, se contentant de reproduire dans le bois un dessin effectué par un artiste peintre ou un illustrateur sur la matrice. L’apparition de la gravure « originale » va changer la donne : conçue de A à Z par un seul intervenant, elle va contribuer à élever la discipline au rang d’art. C’est ainsi que les estampes vont progressivement s’affranchir de leur fonction illustrative (intégrées aux livres et revues) pour devenir des objets de collection, rangés dans des portefeuilles ou accrochés aux murs.
Dans le même temps, les professionnels vont s’intéresser à la gravure sur bois en couleurs, peu pratiquée jusqu’alors. Favorisée par le milieu académique, l’estampe en noir et blanc éclipsait presque totalement les essais polychromes, assimilés à l’imagerie populaire et au monde de l’affiche. Il fallut attendre le dernier quart du XIXe siècle pour qu’elle acquière réellement ses titres de noblesse chez les artistes, amateurs et critiques. En 1904, cette consécration est confirmée par la création de la « Société de la Gravure originale en couleur ».
Enfin, la découverte et l’étude des estampes japonaises ne furent pas étrangères à cette dynamique. A partir de la seconde moitié du XIXe siècle, les ukiyoe faisaient l’objet d’expositions, étaient vendues par des galeries spécialisées ou reproduites dans des revues d’art, ce qui eut nécessairement un impact sur le monde de l’estampe en France. Il n’est d’ailleurs pas anodin que la « Société des peintres-graveurs français » ait été fondée en 1889 à l’initiative de trois japonisants : le critique et collectionneur Philippe BURTY, les graveurs Félix BRACQUEMOND et Henri GUERARD.
Les techniques
Pour parvenir à graver sur bois en couleur, les artistes durent réformer leur technique, en insistant sur trois points fondamentaux :
► Tout d’abord, concevoir une matrice (planche de bois) différente pour chaque couleur, et mettre en place d’un système de repérages précis.
► Dans un deuxième temps, revoir la composition des encres. Celles utilisées jusqu’alors pour la gravure en noir et blanc, étalées au rouleau, étaient grasses et opaques. A l’inverse, les japonais avaient recours à des pigments végétaux ou minéraux dilués dans l’eau, permettant des effets de transparence et de dégradés subtils.
► Enfin, se former à l’usage du frotton (baren) en substitut de la presse pour l’impression (photo ci-dessous à droite).
Ces évolutions se firent par tâtonnements et expérimentations, les graveurs de l’époque n’ayant aucune connaissance des techniques employées par les artisans japonais, et ne disposant que des estampes elles-mêmes comme support à leurs recherches. Henri RIVIERE confie ainsi : « c’était un peu ridicule d’inventer ainsi un procédé déjà existant. Quand je le connus plus tard, Hayashi s’amusa beaucoup de voir mes primitifs instruments qui depuis longtemps, en beaucoup mieux naturellement, servaient aux imprimeurs japonais. » (Henri RIVIERE, « Les Détours du Chemin : Souvenirs, notes et croquis 1864-1951 », Saint-Rémy-de-Provence, Editions Equinoxe, 2004, p. 65).
Les pionniers
Henri RIVIERE (1864-1951) et Auguste LEPERE (1849-1918, photo de gauche) expérimentèrent la gravure sur bois en couleurs à la même époque, en 1889, en s’inspirant des estampes japonaises. RIVIERE témoigne dans ses « Souvenirs » : « Le Japon nous envoyait alors en vrac poteries, laques, étoffes, bronzes, objets d’art de toute sorte, des livres illustrés et surtout des estampes en couleurs qui faisaient notre enchantement. C’étaient des gravures sur bois imprimées non pas avec des couleurs à l’huile, mais avec des couleurs à l’eau, tirées sans presse, à la main. » (Henri RIVIERE, « Les Détours du Chemin: Souvenirs, notes et croquis 1864-1951 », Saint-Rémy-de-Provence, Editions Equinoxe, 2004. En photo à droite, « Etude de vague, Vague frappant les rochers »).
Tony BELTRAND (1847-1904), qui fonda en 1896 la revue « L’Image » avec LEPERE, est également une figure importante de la xylographie polychrome. Il s’inspira des surimono pour imprimer en léger relief par gaufrage sa série de dix études de femmes en costumes régionaux (1897), dont les exemplaires sont très rares (photo de gauche, « Femme de Concarneau »). Les quatre fils BELTRAND furent tous graveurs professionnels, mais le plus célèbre d’entre eux est Jacques BELTRAND (1874-1977), qui s’essaya lui-même à l’estampe en couleurs et à l’eau avant de devenir le principal initiateur de la gravure en camaïeu (c’est-à-dire en deux ou trois tons de la même couleur). Il travailla à plusieurs reprises avec Maurice DENIS, pour qui il conçut des estampes à partir de ses toiles peintes et aquarelles.
La seconde vague
L’arrivée à Paris du graveur et imprimeur URUSHIBARA Yoshijirō (1889-1953) vers 1909-1910 va donner lieu à une seconde vague de graveurs japonisants, à partir de la fin des années 1900 et durant tout l’entre-deux-guerres. Employé par la maison d’édition Shimbi shoin, URUSHIBARA fut envoyé à l’Exposition anglo-japonaise de Londres en 1910 pour y effectuer des démonstrations d’impressions en couleurs. Il y rencontra le joaillier et collectionneur Henri VEVER, qui lui suggéra probablement de venir lui rendre visite en France.
A Paris, URUSHIBARA se lia avec Prosper-Alphonse ISAAC (1858-1924). Ce dernier pratiquait déjà la gravure en couleurs, mais n’en maîtrisait pas encore parfaitement les techniques. Au contact de son acolyte japonais, il parvint à un niveau remarquable, lui conférant le statut d’expert en la matière. A son tour, ISAAC initia graveurs et dessinateurs à la gravure en couleurs à la manière japonaise, et publia le premier traité théorique et technique sur le sujet dans la revue « Art et Décoration » en mai 1913. URUSHIBARA et ISAAC réalisèrent également plusieurs estampes à quatre mains, portant leurs deux monogrammes (photo de droite : URUSHIBARA Yoshijirō et Prosper-Alphonse ISAAC « Carcasse de bateau à Cancale », estampe, 1912)
Jules CHADEL (1870-1940), dessinateur de bijoux, fut l’un des élèves d’URUSHIBARA et d’ISAAC. Ces derniers lui apprirent à transposer dans le bois ses aquarelles et lavis d’inspiration japonaise en préservant leur fluidité et leur transparence. CHADEL et URUSHIBARA collaborèrent surtout dans le domaine du livre de luxe, répondant à des commandes de sociétés bibliophiles : « Quelques fables de La Fontaine » (1927, photo de gauche), « Le Centaure et la Bacchante » (1931) ou encore « L’Evangile selon saint Luc » (1932).
Bibliographie
Prosper-Alphonse ISAAC, « La gravure sur bois a la manière japonaise », Art et
Décoration, mai 1913.
Philippe LE STUM, Impressions bretonnes : la gravure sur bois en Bretagne, 1850 -1950 (catalogue d »exposition, Quimper, Musée départemental breton, 17 juin – 2 octobre 2005), Quimper, Editions Palantines, 2005.
(A.S.)
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