Le conflit interne japonais importé à Paris
L’Exposition Universelle de 1867 fut la deuxième organisée par la France, et ce fut pour le Japon la première véritable participation à un événement international de cette ampleur. Il est d’ailleurs à noter que la page Wikipédia dédiée à cette Exposition commet sans doute une erreur en ne classant les Japonais que dans la catégorie des « visiteurs ». Ceci fut plutôt le cas de l’Exposition Universelle précédente, celle de Londres en 1862 à laquelle se rendit déjà une petite délégation japonaise (photo de droite). Mais à celle de Paris en 1867, le Japon y participa bien en tant qu’exposant et même comme exposant que nous pourrions qualifier de « multiple ». Car si pour bien des visiteurs et pour le grand public, ce fut « le Japon » dans son ensemble qu’ils découvrirent à cette occasion, il faut savoir que ce pays, pourtant réputé pour sa mentalité souvent présentée comme donnant toujours la priorité au collectif par rapport à l’individuel, participa en fait à cette Exposition en ordre véritablement dispersé.
Des articles qu’on peut trouver ça et là sur internet présentent la délégation japonaise comme ayant été conduite par TOKUGAWA Akitake et composée principalement de membres du gouvernement shogunal ainsi que de représentants des domaines de Saga et de Satsuma. Sans plus s’en émouvoir. Or il faut se rappeler la situation du Japon dans les années 1866-1867 : nous sommes en pleine crise. Il ne reste que quelques mois d’existence au pouvoir shogunal qui a dirigé le pays depuis des siècles, les oppositions qui soutiennent le retour de l’Empereur au sommet du pays sont de plus en plus puissantes et menaçantes. Et parmi elles, justement, la province de Satsuma. C’est ainsi qu’en réalité, ce domaine s’est inscrit à l’Exposition Universelle de façon indépendante, sur les conseils d’un Français qui est depuis plusieurs années déjà en relation avec elle, le comte Charles Ferdinand Camille Ghislain DESCANTONS DE MONTBLANC. Charles de MONTBLANC (photo de droite) est un diplomate qui, initialement, a fait partie de la mission qui a signé le Traité d’amitié et de commerce entre la France et le Japon en 1858. Il y reste jusqu’en 1861, séjournant notamment à Kagoshima dans l’île de Kyūshū. Après son retour en France, il développera ses liens avec ce domaine de Satsuma en accueillant plusieurs de ses représentants à différentes reprises et, lui conseillant une participation à l’Exposition Universelle en 1867, il deviendra même son commissaire général. Inscrivant cette province sous le nom de « gouvernement indépendant de Satsuma et Ryūkyū » du fait que le domaine de Satsuma s’étendait effectivement sur une partie de ces îles aujourd’hui connues sous le nom d’Okinawa, émettant même sa propre décoration pour prouver son indépendance (photo de gauche) il parvint, entre autres, à faire imposer le blason de Satsuma à coté de celui du shōgun, ce qui conduisit à un véritable incident diplomatique entre ces deux représentants du Japon. Finalement, ce sera le seul drapeau japonais, avec son rond rouge sur fond blanc, qui flottera sur le pavillon du Japon. Mais ce sont tout de même plusieurs participants qui assureront la présence japonaise à l’Exposition – alors même qu’ils se combattent dans leur pays. Et Satsuma aura une présence très remarquée à l’Exposition Universelle de 1867. Non seulement en raison de la qualité des objets qu’elle exposera – en particulier ses célèbres céramiques originales Satsuma-yaki, mais aussi en terme de quantité. En effet, si le gouvernement shogunal enverra à Paris 187 caisses d’articles d’art ou issus de l’artisanat japonais et un commerçant d’Edo faisant partie de sa délégation réunira des objets remplissant 157 caisses, on comptera jusqu’à 506 caisses aussi bien pour la province de Saga que pour celle de Satsuma !
La présence de ce domaine de Satsuma à Paris n’était pas innocente. Il se trouve que, depuis plusieurs années déjà, le port de Yamakawa qui donne sur la baie de Kagoshima était une plaque tournante d’un commerce de contrebande en marge du commerce franco-japonais légal. L’opposition de Satsuma au gouvernement du shōgun n’avait fait que l’amplifier, et l’intérêt pour cette province de participer à l’Exposition de Paris où se réunissaient un grand nombre de pays européens était particulièrement grand. D’autre part, tenu informé de la situation financière de plus en plus difficile du gouvernement qui voulait profiter de cette présence à Paris pour tenter de convaincre les Français et les représentants d’autres pays d’investir au Japon ou de lui consentir des prêts, Satsuma entrepris une intense action de lobbying pour contrarier ces plans du shōgun. Et si celui-ci obtint de Napoléon III l’envoi d’une mission militaire pour l’aider à moderniser son armée, celle-là même à laquelle participa le lieutenant Jules BRUNET, la plupart des négociations financières furent autant d’échecs pour le gouvernement shogunal.
Et si la délégation « officielle » fut accueillie avec les honneurs et son chef, TOKUGAWA Akitake, reçu dignement par Napoléon III et les dignitaires français comme l’un des visiteurs de prestige (photo-titre, où l’on distingue le jeune Akitake à droite, en habits traditionnels, Napoléon III étant le troisième personnage en partant de la gauche), ce fut surtout le domaine de Satsuma qui en retira les principaux avantages.
Un grand écrivain français sensible aux charmes des femmes japonaises
Nous l’avons évoqué plus haut, parmi les exposants japonais à cette Exposition de 1867, se trouvait un représentant des commerçants d’Edo (futur Tōkyō). SHIMIZU Usaburō était à la tête d’un commerce très florissant du quartier d’Asakusa et il fut appelé par le gouvernement shogunal pour accompagner TOKUGAWA Akitake. Lequel, notons-le au passage, constituait surtout une autorité symbolique représentant le shōgun dont il était le frère cadet (le 18ème fils d’une fratrie dont le shōgun Yoshinobu était le 6ème enfant….) et qui venait de devenir l’héritier d’une des 3 grandes branches de la dynastie des TOKUGAWA mais qui n’avait en 1867 que… 14 ans (photo de gauche)! Cela ne l’empêcha cependant pas (ou lui permit?) de faire la «une » d’un quotidien de l’époque (photo de droite).
SHIMIZU exposa au grand public de l’Exposition Universelle (qui attira 6,8 millions de visiteurs du 1er avril au 3 novembre 1867) un nombre impressionnant d’objets très variés et issus de l’artisanat de luxe japonais : des sabres (katana), des armes à feu (des platines à mèche), des arcs, des vestes (haori) de guerre, mais aussi du saké, du shōyu (sauce de soja), du thé, des épices, des articles de maquillage, des miroirs, des poupées, des sculptures en bois (mokuchō), des outils agricoles, des éventails, des lanternes, des articles de pêche ou encore des aiguilles d’acuponcture…
Mais sa plus belle réussite fut de construire, dans les jardins du Champs de Mars, un pavillon de thé, tout en bois importé du Japon, où officièrent trois jeunes femmes japonaises qu’on appelle des geigi, nom souvent donné dans la région du Kantō aux geisha ou geiko comme on les appelle plus communément dans le Kansai. Ces trois jeunes femmes, prénommées Kane, Sumi et Sato, bien entendu habillées et coiffées de façon traditionnelle, reproduisaient le service d’accueil tel qu’il était pratiqué au Japon, proposant à boire aux visiteurs, reproduisant des scènes de vie au Japon en fumant de longues et fines pipes japonaises, et surtout en assurant des démonstrations de cérémonies du thé. Garantissant ainsi au grand patron SHIMIZU un tel succès qu’il reçut une médaille d’argent des mains même de Napoléon III.
Parmi le public conquis par sa présence, il nous reste notamment un témoignage écrit. Celui de l’écrivain Prosper MÉRIMÉE (Carmen, Colomba…) qui, dans la longue correspondance qu’il entretint avec Jeanne Françoise DACQUIN (dite Jenny DACQUIN) et dont les très nombreuses lettres constituent son unique œuvre posthume connue sous le nom des « Lettres à une inconnue », nous a laissé ces charmantes lignes:
« Je suis allé l’autre jour à l’Exposition, où j’ai vu les Japonaises, qui m’ont plu beaucoup. Elles ont une peau de couleur café au lait, d’une teinte très-agréable. Autant que j’ai pu juger par les plis de leurs robes, elles ont des jambes minces comme des bâtons de chaises, ce qui est fâcheux. En les regardant avec les nombreux badauds qui les entouraient, je me figurais que les Européennes feraient moins bonne contenance en présence d’un public japonais. Vous représentez-vous, vous, montrée ainsi à Yedo, et un épicier du prince Satzouma disant : « Je voudrais bien savoir si cette bosse qu’a cette dame par derrière sa robe est bien à elle ». A propos de bosses, on n’en porte plus du tout, et cela prouve qu’on n’en avait pas ; car toutes les femmes se sont trouvées dans le même moment également à la mode ».
(C.Y.)