Félix BRACQUEMOND (1833 – 1914) fut non seulement l’un des premiers « japonisants » de la seconde moitié du XIXe siècle (on lui attribue la découverte du Manga d’Hokusai en 1856 chez l’imprimeur Delâtre, qui servait originellement à caler des porcelaines venues du Japon), mais il joua également un rôle de pivot entre plusieurs milieux artistiques : les impressionnistes, les graveurs, les céramistes, les écrivains et historiens de l’art.
 
BRACQUEMOND (photo de droite, par E. MANET) débute son parcours par une formation de lithographe avant de rentrer dans l’atelier du peintre Joseph Benoit GUICHARD. Il expose pour la première fois au Salon officiel en 1852, puis au Salon des Refusés en 1863 à la suite du renvoi de ses œuvres par le jury. C’est à cette époque qu’il se rapproche des artistes « dissidents » qui se réunissent au café Guerbois, parmi lesquels Edouard MANET, Edgar DEGAS, Auguste RENOIR ou encore Claude MONET. Ces derniers partagent avec lui une volonté de s’affranchir des carcans académiques en partant de l’observation directe de la nature, et une admiration pour l’estampe japonaise dont ils tentent d’absorber les principes. En 1874 il prend place à la première exposition impressionniste, et renouvellera sa participation en 1879 et en 1880.
 
S’il est devenu célèbre en tant que décorateur et céramiste, BRACQUEMOND se considérait avant tout comme un peintre-graveur – son œuvre d’environ 900 pièces en fait d’ailleurs l’une des figures les plus importantes de l’estampe française dans la seconde moitié du XIXe siècle. La majeure partie de sa production est à l’eau-forte, technique quelque peu délaissée par les artistes de l’époque et qu’il contribuera à renouveler.
 
A la fin des années 1850, le statut précaire des graveurs et la curiosité pour d’autres médiums conduisent BRACQUEMOND à se tourner vers les arts décoratifs, profitant du regain d’intérêt généré par les expositions universelles de Paris et de Londres en la matière. Dans le sillage de ces manifestations, l’Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie est fondée en 1864, dans le but de soutenir les « arts industriels » et « d’entretenir en France la culture des arts qui poursuivent la réalisation du beau dans l’utile ». Cette société sera à l’origine de l’ouverture du musée des Arts décoratifs en 1877. Au-delà de ce contexte favorable, la rencontre de BRACQUEMOND avec Théodore DECK, céramiste d’origine alsacienne et futur précurseur de l’Art nouveau, sera déterminante. Les deux artistes collaboreront à plusieurs reprises, notamment en 1860 pour une série de plats de style néo-Renaissance qui tranchent avec la production plus tardive de BRACQUEMOND, entamée avec le fameux service Rousseau.
 
 

Le service Rousseau (1866-1870)

 
 

Félix Henri BRACQUEMOND, « Etude pour le service Rousseau: 
N°6 : Coqs, canard, oie, faisan »
, estampe à l’eau-forte, 1866

 
 
C’est vraisemblablement en 1866 que l’éditeur de céramiques et cristaux François-Eugène ROUSSEAU contacte pour la première fois Félix BRACQUEMOND, à propos d’un service en faïence qu’il a l’intention de faire exécuter et pour lequel il demande les conseils d’un graveur. BRACQUEMOND lui propose une série de 28 planches gravées à l’eaux-fortes présentant motifs végétaux et animaliers, dont la franchise du trait et les contours noirs fortement marqués dénotent une rupture avec la tradition ornementale céramique. Si l’hommage aux estampes japonaises est évident, il ne se limite pas au Manga d’Hokusai comme on l’a longtemps cru : la Suite des petites fleurs et des grandes fleurs et la Suite sur les poissons d’Hiroshige, ou encore les Exemples de fleurs, d’oiseaux et de paysages de KATSUSHIKA Isai ont apparemment été des références tout aussi importantes.
 
 


A gauche : KATSUSHIKA Hokusai, « Manga », gravure sur bois, vers 1814 ;
au milieu : Félix Henri BRACQUEMOND, « 
Etude pour le service Rousseau », estampe à l’eau-forte, 1866 ;
à droite : Félix Henri BRACQUEMOND (graveur), François-Eugène ROUSSEAU (éditeur), Service Rousseau : plat à poisson, faïence

 
 
Le décor est ensuite reporté sur la céramique par les ouvriers de la manufacture sous la supervision de BRACQUEMOND, qui opte une fois encore pour un choix singulier. Les motifs sont en effet découpés et collés de manière « aléatoire » sur le support, sans aucune répétition à l’identique. Si le décor des assiettes obéit le plus souvent à un rythme ternaire, l’asymétrie réside dans la taille (grand, moyen et petit) et la nature (combinaison incongrue de poissons, mollusques et volatiles) des ornements. Ce procédé garantit à chaque pièce une dimension « unique ».
 
 

Vue d’ensemble du service Rousseau

 
 
L’originalité de cet ensemble, associant formes céramiques typiquement XVIIIe siècle et décor japonisant, est saluée par la critique dès sa présentation à l’Exposition universelle de 1867 à Paris. Dans son compte-rendu de l’Exposition internationale de Londres en 1871, MALLARMÉ loue « cet admirable et unique service, décoré par Bracquemond de motifs japonais empruntés à la basse-cour et aux réservoirs de la pêche, la plus belle vaisselle récente qu’il me soit donné de connaître ». Outre sa singularité, la force du service Rousseau réside dans son intention « démocratique », conforme aux vœux prononcés par l’Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie, à savoir joindre le beau à l’utile pour un prix accessible à la bourgeoisie de l’époque. Son succès ne faiblit pas avec le temps, puisque le service sera réédité jusque dans les années 1930.
 
 

Félix Henri BRACQUEMOND (graveur), François-Eugène ROUSSEAU (éditeur),
Service Rousseau : plat au faisan, faïence, Manufacture Lebeuf Milliet & Cie, 1886

 
 
En 1872, BRACQUEMOND est nommé pour dix ans directeur artistique de la manufacture de porcelaine que Charles HAVILAND – industriel originaire de Limoges et également grand collectionneur d’estampes japonaises – a récemment ouvert à Paris. Il y fonde « l’atelier d’Auteuil » qui, grâce à la collaboration de nombreux artistes invités, acquiert une grande renommée. Les recherches menées par BRACQUEMOND et ses collaborateurs à la manufacture vont introduire de nouvelles techniques et décors dans la céramique française de la fin du XIXe siècle, largement inspirés par l’artisanat japonais.
 
 
Le virage vers l’Art nouveau
 
 
Dès 1864, le premier texte publié par BRACQUEMOND – une lettre ouverte au surintendant des Beaux-Arts – annonce le tournant que prendront les arts décoratifs à la fin du siècle, avec l’avènement du mouvement Art nouveau. Il y insiste déjà sur l’importance d’entamer une « véritable régénérescence de toutes les branches de l’art industriel », et de reconsidérer les frontières désormais poreuses entre artistes et artisans, ou autrement dit entre « arts majeurs » et « arts mineurs ». Son statut de membre fondateur et vice-président de la Société nationale des beaux-arts en 1890 lui permettra de mettre ces idées en application, notamment par l’introduction des objets d’art au Salon annuel. (Photo de gauche: Félix NADAR, Portrait de Bracquemond, photographie, 1865)
 
 
Libéré de son poste à la manufacture Haviland à partir de 1881, BRACQUEMOND renoue avec sa formation initiale de graveur à l’eau-forte, en même temps qu’il diversifie sa production en tant que « décorateur » au sens large du terme : pour la villa La Sapinière (Evian-les-Bains) du baron Joseph VITTA en 1900, il conçoit aussi bien le mobilier que la tapisserie, les broderies, l’orfèvrerie et la verrerie ; de 1908 à 1912, il dessine pour la Manufacture des Gobelins le mobilier et les tapisseries du « Salon Bracquemond ». Aux côtés de Jules CHERET et d’Alexandre CHARPENTIER, il entame un certain virage vers l’esthétique Art nouveau, avec une prédilection pour l’arabesque et les motifs tirés du monde végétal.
 
 

Félix Henri BRACQUEMOND, « Salon Bracquemond »,
Manufacture des Gobelins, Lyon, Exposition internationale, 1914

 
 
Au terme de sa carrière, BRACQUEMOND apparaît ainsi comme un « artiste total ». De ses premières eaux-fortes aux vastes projets d’aménagement d’intérieurs, ses travaux forment en effet un ensemble pluriel mais cohérent, illustrant les liens patents entre japonisme et Art nouveau.
 
 
Illustrations additionnelles
 
 
                    
 
 
à gauche: Félix Henri BRACQUEMOND, « Le vieux coq », estampe à l’eau-forte, 1882
au centre: « 
Salle du Billard », villa La Sapinière, Evian-les-Bains
à droite: 
Félix Henri BRACQUEMOND, « Coupe sur pied », émaux translucides et filigrané en or, 1900, collection du Baron Joseph VITTA
 
 
 
Bibliographie
BOUILLON Jean-Paul, Félix Bracquemond, 1833-1914 : graveur et céramiste (catalogue d’exposition, Cabinet cantonal des estampes, Vevey ; Fondation Neumann, Gingins, 2 octobre – 8 février 2004], Paris, Somogy, 2003.
BRACQUEMOND Félix, Du Dessin et de la couleur, Paris, G. Charpentier, 1885.
Félix Bracquemond et les arts décoratifs : du japonisme à l’art nouveau (catalogue d’exposition, Musée national Adrien-Dubouché, Limoges, 5 avril – 4 juillet 2005 ; Deutsches Porzellanmuseum, Selb-Plössberg, 25 juillet – 25 octobre 2005 ; Musée départemental de l’Oise, Beauvais, 15 novembre 2005 – 14 février 2006), Paris, Réunion des Musées Nationaux, 2005.
 
 
 
(A.S.)
 
 
 
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