Dans notre grand dossier dédié au Japonisme, cet article sera l’occasion d’évoquer plusieurs grands collectionneurs d’art japonais à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, dont certains ont déjà fait l’objet d’une présentation.
 
Comme il existe des vagues successives au phénomène du japonisme, on distingue plusieurs générations d’amateurs. Si la plupart ont prétendu être les initiateurs de cette mode, les premiers à s’intéresser réellement à l’art japonais ont été les intellectuels et artistes d’avant-garde de la seconde moitié du XIXe siècle : les frères GONCOURT, Théophile GAUTIER, Charles BAUDELAIRE, les graveurs Félix BRACQUEMOND et Jules-Ferdinand JACQUEMART, ou encore le critique Zacharie ASTRUC (portrait à droite par Félix BRACQUEMOND). A ce premier cercle se joignirent les peintres Edouard MANET, James TISSOT, Henri FANTIN-LATOUR, Edgar DEGAS, Claude MONET, James WHISTLER, les écrivains CHAMPFLEURY (photo de gauche, par Nadar), Philippe BURTY, Emile ZOLA, les collectionneurs et voyageurs Henri CERNUSCHI, Théodore DURET, Emile GUIMET et Félix REGAMEY pour ne citer qu’eux.
 
Dans ses « Chroniques », SAINT-JUIRS donne sa propre version des faits – une version parmi tant d’autres :
« Théophile Gautier a, le premier, découvert le Japon et l’Extrême-Orient, auquel il n’a pas voulu donner son nom. Le premier, il a appelé notre attention sur les trésors d’art du pays du Levant. Mais il a eu raison trop tôt. […] Quelques années après, notre ami Bracquemond entra par hasard chez un emballeur de la place du Château d’Eau. […] pour protéger ses marchandises contre les heurts du voyage, il les séparait au moyen d’albums populaires japonais qui avaient déjà calé je ne sais quels produits importés de Yokohama. Bracquemond, avec son goût d’artiste si sûr, si éprouvé, tombe en arrêt devant ces images. […] Ces feuilles qui servaient de bourre n’étaient autre que des pages détachées des albums d’Oksaï, ou pour être plus correct, – de Fokusaï [sic : Hokusai]. C’était tout simplement un trésor d’art que Bracquemond venait de découvrir, un trésor fécond, qu’il allait étudier et fouiller. […] La découverte de l’artiste fit un bruit énorme dans quatre ou cinq ateliers, chez notre pauvre Jacquemart, chez Astruc ; puis les lettrés s’en emparèrent. Les frères de Goncourt, après avoir épuisé le XVIIIe siècle, se mirent au Japon, et Philippe Burty aussi. Bientôt après ce fut le tour des amateurs : MM. Le Libon, Cernuschi, Guimet ; puis enfin des grands marchands : MM. Sichel, et Bing, qui achevèrent le déménagement du Japon. » (SAINT-JUIRS [René DELORME], « Chroniques », La Vie moderne, 20 novembre 1880, n°47, p. 738)
 
Il serait cependant stérile d’initier un débat afin de déterminer qui fut réellement le premier découvreur de l’art japonais. A partir de l’ouverture du marché à l’Occident à la fin des années 1850, nombreux ont été les amateurs à le découvrir simultanément. En outre, bien qu’animés par une certaine rivalité, la plupart d’entre eux se connaissaient voire entretenaient de véritables liens d’amitié, se retrouvant régulièrement au cours de réunions et de dîners.
 
Il faut à ce titre mentionner la « Société du Jing-Lar » (nom issu de « ginglard », un petit vin de pays qu’ils buvaient au cours de leurs soirées, japonisé en Jing-Lar), fondée entre autres par Léonce BENEDITE, Zacharie ASTRUC, Alphonse HIRSCH, Philippe BURTY, Jules JACQUEMART, Henri FANTIN-LATOUR et Marc-Louis SOLON. Ce groupe d’amis républicains et amateurs d’art extrême-oriental se réunissait chez SOLON (alors directeur de la manufacture de Sèvres) un dimanche par mois, entre août 1868 et mars 1869.
 
Plus tard, Siegfried BING lança également ses « Dîners de japonisants » à partir de 1892.
Louis GODEFROY attribue comme suit la création de ces dîners à celui que donna le célèbre marchand d’art après l’Exposition de l’Estampe japonaise à l’Ecole des Beaux-Arts en 1890 :
« Cette exposition avait été organisée par S. Bing, et pour témoigner sa reconnaissance aux amateurs qui y avaient participé ou qui s’en étaient personnellement occupés, il les réunit en un dîner intime au restaurant Larue. Il y avait là notamment : George AURIOL, Georges CLEMENCEAU, qui avait obtenu pour cette exposition la grande salle de l’Ecole des Beaux-Arts sur le quai Malaquais, ISAAC, Raymond KOECHLIN, Gaston MIGEON, Marcel MOROT, Henri RIVIERE et Henri VEVER. L’intérêt de ce dîner, où tant d’enthousiastes compétences se trouvaient réunies en dehors de tout protocole et avec le seul souci de mettre en commun le fruit de leurs recherches individuelles, fut si grand qu’on décida de le renouveler régulièrement (… ) ». (Collection de Louis Godefroy, Le Vésinet, imprimerie Ch. Brande, 1924, p.14)
 
Organisés environ une fois par mois au restaurant le Grand Véfour, au Café Riche (photo de droite) ou chez Marc-Louis SOLON, ils rassemblaient la plupart des amateurs précédemment cités. Raymond KOECHLIN décrit longuement ces dîners dans « Souvenirs d’un vieil amateur d’art de l’Extrême-Orient » :
« Bing s’entendait à merveille à entretenir cet état de grâce. C’est lui qui avait eu l’idée de ces « dîners japonais » qui réunissaient chaque mois les amateurs au cabaret ; on n’y parlait qu’estampe et l’habitude était prise que chacun en apportât quelques unes pour les soumettre à l’admiration de ses collègues ; […] A tous, ces réunions ont laissé des souvenirs inoubliables ; portefeuille après portefeuille, nous regardions, nous extasiant, poussant des cris d’enthousiasme, et quand après minuit il fallait partir, l’entretien se prolongeait dans les rues où nous déambulions. […] C’est en dehors de ces séances que se traitaient les affaires ; on y était entre amateurs et jamais la question d’argent n’y intervint. » (Raymond KOECHLIN, « Souvenirs d’un vieil amateur d’art de l’Extrême-Orient », Châlon-sur-Saône, Imprimerie française et orientale E. Bertrand, 1930, p. 21-23)
 
En 1892, soit la même année que le premier des dîners de japonisants, Siegfried BING donna naissance à la « Société des Amis de l’art japonais », qu’il dirigea durant treize ans jusqu’à son décès en 1905. En 1906, il fut remplacé par Henri VEVER, et ses membres continuèrent de se rassembler jusque dans les années 1930 – avec une interruption durant la Première Guerre Mondiale. Se maintenant sur plusieurs décennies, cette Société est particulièrement édifiante, puisqu’elle illustre plusieurs phases du japonisme allant de son apogée à son déclin final.
 
Avec la Société des Amis de l’art japonais, BING désirait faciliter les rencontres et échanges entre ses camarades, habitués de ses galeries-boutiques et pour certains collaborateurs de sa revue « Le Japon artistique ». Si tous avaient déjà eu de nombreuses occasions de se réunir de manière informelle au cours de dîners, ce n’est qu’à partir de la fondation de la Société que leurs rassemblements devinrent réguliers. BING incarnait ainsi une figure de fédérateur, faisant le lien entre les différents artistes et collectionneurs. Ces réceptions conviviales, où l’on ne parlait jamais affaires, étaient avant tout l’occasion de partager ses savoirs et dernières acquisitions d’œuvres d’art japonais.
 
De 1905 à 1914, les dîners de la Société des Amis de l’art japonais étaient annoncés par des cartons d’invitation, illustrés d’estampes « à la manière japonaise » réalisées par les artistes-graveurs membres du cercle, comme par celui de George Auriol (photo de gauche : « Carton d’invitation des Amis de l’art japonais : dîner le lundi 22 avril 1912 », estampe). Prosper-Alphonse ISAAC ou encore Jules CHADEL entre autres (photo de droite : « Carton d’invitation des Amis de l’art japonais : dîner le lundi 18 novembre 1912 », estampe) profitèrent de l’aide, afin de maîtriser les techniques de l’estampe japonaise, que leur apporta le graveur sur bois URUSHIBARA Yoshijirō, qui séjourna à Paris entre 1910 et 1912 (estampe Bateau dans un paysage enneigé, 1913, en couverture) . S’élevant à soixante-dix au total, ils sont une source précieuse d’information, étant pour la plupart signés et faisant mention des personnes ayant pris part au dîner.
 
Au tournant du siècle, des sociétés plus institutionnelles se mettent en place. La plus célèbre d’entre elles est la « Société franco-japonaise de Paris », fondée le 16 septembre 1900 juste après l’Exposition universelle, au cours d’une réunion des Amis de l’art japonais – dont elle est en quelque sorte une émanation. Prosper-Alphonse ISAAC en fit une affiche (estampe, non datée, photo de gauche). Cette société, qui compta jusqu’à un millier de membres sur plus de trois décennies, réunissait des hommes d’affaires, des diplomates japonais en poste en France, des universitaires ou de simples amateurs d’art japonais. Sa présidence fut initialement assurée par l’ingénieur Louis-Émile BERTIN (qui contribua au développement de la Marine japonaise, photo de droite en haut), la vice-présidence par Émile GUIMET (photo de droite en bas), Siegfried BING, Raymond KOECHLIN et le collectionneur Édouard MENE, et le secrétariat par Félix REGAMEY.
 
De 1902 à 1932 (74 numéros), le « Bulletin de la Société franco-japonaise de Paris » permettait d’éditer les conférences et de relayer les informations sur la vie de la Société. Dans le premier Bulletin, les « Statuts » définissent les objectifs de la Société, à savoir de favoriser les échanges et le rapprochement entre Français et Japonais sur le plan linguistique mais aussi dans d’autres domaines variés (culture, arts, tourisme, commerce, diplomatie).
« La Société a pour but :
(a) De procurer à ceux de ses membres ayant appris ou apprenant le français, l’occasion de se réunir périodiquement pour s’entretenir ou se perfectionner dans la connaissance de cette langue, et de leur fournir des facilités pour leurs travaux de traductions ou autres ;
(b) De favoriser le développement des relations sociales entre les Français et les Japonais, et d’offrir aux résidents ou voyageurs Français au Japon l’assistance dont ils auraient besoin pour leurs recherches, leurs études ou leurs affaires ;
(c) D’assurer, dans la mesure du possible, aux Japonais voyageant en France des avantages analogues. » (« Bulletin de la Société franco-japonaise de Paris », 1900, n°1, p. 6)
 
A noter qu’au même moment, des Sociétés « occidento-japonaises » naquirent au Japon, répondant aux enjeux d’ouverture et de modernisation du pays apparus avec la Restauration de Meiji : citons à ce titre la « Société franco-japonaise de Tokyo » fondée en 1886, la « Société franco-japonaise de Kobe » en 1900, mais aussi la « Japan-British Society » en 1908, la « Japanisch-Deutsche Verein » en 1911 ou encore l’« America-Japan Society » en 1917.
 
 
Bibliographie:
– Edmond et Jules DE GONCOURT, « Journal, Mémoires de la vie littéraire », Paris, Charpentier, 1896, Vendredi 1er juillet 1892, Tome IX, p. 52.
– Raymond KOECHLIN, « Souvenirs d’un vieil amateur d’art de l’Extrême-Orient », Châlon-sur-Saône, Imprimerie française et orientale E. Bertrand, 1930.
– Emilie VABRE, « Les Cartons d’invitation à dîner des Amis de l’art japonais (1906-1914) », Mémoire de Master I d’Histoire de l’art sous la direction de Bertrand TILLIER, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 2009.
 
Ressources en ligne :
– « Cartons d’invitation des Amis de l’art japonais » : http://data.bnf.fr/16714027/societe_des_amis_de_l_art_japonais/
– « Bulletins de la Société franco-japonaise de Paris » : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb32724579w/date
 
 
 
(A.S.)
 
 
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