Edmond (1822-1896) et Jules (1830-1870) de GONCOURT (en couverture, photo par Nadar, extrait, Edmond est à gauche), aujourd’hui largement connus par le biais de l’Académie littéraire et du prix auxquels ils ont donné leur nom, furent aussi les fondateurs de l’école naturaliste, chroniqueurs de leur époque à travers leur Journal, et grands collectionneurs d’œuvres d’art.
 
Si la première passion des GONCOURT s’orienta vers les œuvres du XVIIIe siècle, les deux frères réalisèrent très vite le potentiel de l’art d’Extrême-Orient, et en particulier de l’art japonais. Edmond surtout, après la mort précoce de Jules en 1870, se mit à collectionner frénétiquement les objets et estampes ukiyoe – il écrira d’ailleurs un ouvrage sur Utamaro en 1891 et un autre sur Hokusai en 1896.
 
A travers l’art japonais, les GONCOURT retrouvaient ce qu’ils admiraient dans l’esprit du XVIIIe siècle : la recherche de la grâce, le retour à la nature et un goût pour la stylisation. Leur goût était très sûr : chez eux, nulle trace de « japoniaiserie ». Ils parvinrent en quelques années à former une collection de qualité, sans pour autant bénéficier de moyens financiers colossaux : « Un objet de 50 francs étant pour moi la commode d’un million pour M. de Rothschild » confie ainsi Edmond (en photo à gauche, fusain sur toile par Félix BRACQUEMOND). Comme l’écrit Pierre CABANNE dans son ouvrage Les grands collectionneurs (2003), ces limites budgétaires expliquent sans doute pourquoi leur « collection n’a pas la qualité de celle de Burty, Cernuschi, Guimet, Louis Gonse, Gillot, Manzi ou le bijoutier Vever », ajoutant « mais elle comporte un échantillonnage précieux de l’art japonais à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle ».
 
A partir de 1868, Jules et Edmond de GONCOURT s’établissent au 53 boulevard de Montmorency à Auteuil (photo de droite, 1886). Après le décès de Jules, Edmond s’emploie seul à l’agencement de la propriété. Cette occupation devient pour lui une véritable lubie, si bien qu’il y consacre un ouvrage, La maison d’un artiste, dans lequel il n’hésite pas à déclarer : « si je n’étais pas littérateur […], la profession que j’aurais choisie, ça aurait été d’être un inventeur d’intérieurs pour les riches. ». Sélectionnant avec minutie les papiers peints, tapis, peintures, objets de mobiliers et nombreux bibelots, il fait de la maison d’Auteuil une œuvre d’art à part entière.
 
En se basant sur les écrits d’Edmond de GONCOURT, il est possible de dresser une liste des objets japonais acquis par les deux frères lorsqu’ils vivaient à Auteuil : tentures brodées, paravents, kakemonofukusa, porcelaines, faïences, bronzes, netsuke, sabres, écritoires et bien-sûr estampes (photos de gauche et de droite, vestibule de la maison, 1886). Le prix et la provenance de toutes ces pièces est parfois mentionné dans les textes : la majeure partie d’entre elles avait été achetée à Paris, dans les boutiques spécialisées telles La Porte chinoise, la galerie de Siegfried BING ou encore celle de HAYASHI Tadamasa  avec qui Edmond s’était lié à partir des années 1890.
 
Dans son Journal du 30 octobre 1874, Edmond raconte ces virées dans les magasins de curiosités : « Ce matin j’ai été prendre Burty, et nous avons été inspectionner l’arrivage de deux envois du Japon. Nous avons passé des heures, au milieu de ces formes, de ces couleurs, de ces choses de bronze, de porcelaine, de faïence, de jade, d’ivoire, de bois, de carton, de tout cet art capiteux et hallucinatoire. […] J’ai acheté des albums anciens, un bronze si gras qu’il semble la cire de ce bronze, et la robe d’un tragédien japonais, où sur du velours noir, des dragons d’or aux yeux d’émail, se griffent au milieu d’un champ de pivoines roses.».
 
L’objectif n’étant pas de recréer un intérieur japonais traditionnel, le décor cultivait volontiers la juxtaposition des styles, composant un ensemble original et unique. Comme le décrit René MIAZEROY dans Petites femmes en 1885 : « Une courte flânerie d’abord de chambre en chambre à travers les bibelots. […] les tapisseries d’Aubusson de la salle à manger ; les meubles en vieux Beauvais, les bronzes de Kiotto, les Boucher aux chairs rayonnantes, les sanguines de Watteau, les Carles Vanloo, les Moreau du salon […] ».
 
Outre la qualité de chaque objet, Edmond accordait une attention particulière à leur disposition les uns par rapport aux autres, afin qu’ils se répondent harmonieusement sur le plan des formes, des couleurs et des matériaux. C’est pourquoi l’écrivain n’hésitait pas à renverser l’usage habituel de certaines pièces de sa collection, clouant un kimono de théâtre au plafond de son cabinet de travail, multipliant les assiettes en porcelaine aux murs de sa salle de bain jusqu’à la rendre inutilisable. A l’inverse des intérieurs de la plupart des japonisants, celui Edmond était en revanche dépourvu d’estampes ukiyoe aux murs, celles-ci étant rangées dans des albums précieux et sorties au gré des occasions. La maison d’Auteuil prenait ainsi dans son ensemble des allures de cabinet de curiosité, envahie par les vitrines et surchargée de bibelots, dont le cabinet de l’Extrême-Orient – l’un des endroits favoris d’Edmond, où seule une poignée de privilégiés pouvait pénétrer,photo de droite – constituait le pinacle. Le cabinet menait enfin au petit boudoir japonisant, laqué en noir et tendu au plafond d’une soierie jaune peinte de fleurs et oiseaux par la princesse Mathilde (1820-1904) – cousine de Louis-Napoléon BONAPARTE, qui tenait à Paris un salon littéraire très couru et fréquenté par les GONCOURT.
 
Selon le souhait d’Edmond de GONCOURT exprimé dans son testament, la collection des deux frères fut vendue aux enchères entre le 15 février et le 19 juin 1897 : « Ma volonté est que mes dessins, mes estampes, mes bibelots, mes livres, enfin les choses d’art qui ont fait le bonheur de ma vie, n’aient pas la froide tombe d’un musée et le regard bête du passant indifférent, et je demande qu’elles soient toutes éparpillées sous les coups de marteau du commissaire-priseur, et que la jouissance que m’a procurée l’acquisition de chacune d’elles soit redonnée à un héritier de mes goûts. ». La vente d’objets d’art japonais et chinois fut menée par Siegfried BING, qui rédigea à l’occasion une préface sur cette collection qu’il estimait exceptionnelle, non seulement par sa qualité, mais aussi car « jamais une collection ne refléta au même degré l’image de son auteur, ne raconta plus complètement ses émotions les plus subtiles. ».
 
 
Bibliographie
Edmond DE GONCOURT, La maison d’un artiste, Paris, G. Charpentier, 1881.
Edmond et Jules DE GONCOURT, Journal, Mémoires de la vie littéraire, Paris, Charpentier, 1891.
Brigitte KOYAMA-RICHARD, Japon rêvé : Edmond de Goncourt et Hayashi Tadamasa, Paris, Hermann, 2001.
 
 
 
(A.S.)
 
 
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