Alors que la période Meiji est spontanément considérée comme une période de rénovation et d’ouverture rapide du Japon après la relative fermeture sous le shogunat TOKUGAWA, les choses n’ont pas été aussi simples pour ce qui est de la liberté de la pratique religieuse.
Remettons d’abord un peu les choses dans leur contexte.
 
A partir du début des années 1860, suite à la signature des traités de 1858, les missionnaires étrangers ont la possibilité de revenir sur le territoire japonais et en particulier des prêtres des Missions Etrangères de Paris (MEP) s’installent à Yokohama où une première église, toujours connue de nos jours sous le nom de « Cathédrale du Sacré-Cœur de Yokohama » (illustration en couverture), est construite en 1862 par le père Prudence GIRARD (photo de droite). Les archives des MEP révèlent ceci : « Lors de l’inauguration de cette église en 1862 le P. Girard profita de l’occasion pour prêcher en japonais aux nombreux visiteurs qui étaient venus là poussés par la curiosité. Le résultat ne se fit pas attendre : cinquante-cinq Japonais furent arrêtés par la police à la sortie de la cérémonie. La religion chrétienne demeurait bel et bien interdite au Japon, en tout cas aux sujets de l’empereur. Les Japonais en question ne furent relâchés sur intervention du consul de France qu’après que le P. Girard ait pris l’engagement de ne plus prêcher en japonais ».
 
Un peu plus tard le père Bernard PETITJEAN (photo de gauche) est envoyé à Nagasaki où il fait bâtir l’église d’Ōura début 1865 (à droite, en photo prise par B. PETITJEAN).
Les MEP nous apportent le témoignage de de son inauguration : « L’inauguration solennelle de l’église eut lieu le 19 février 1865 devant un grand concours de peuple mais sans aucun Japonais dans l’assistance. Tout se passa entre étrangers. Le souvenir de ce qui s’était passé à Yokohama en pareille circonstance obligeait à la prudence».
 
Ainsi, ces églises n’étaient destinées qu’à permettre la pratique religieuse des étrangers car l’édit d’interdiction du christianisme au Japon émis en 1614 par TOKUGAWA Ieyasu était encore en vigueur. Une précision toutefois : par « christianisme », traduction phonétique du mot utilisé par les Japonais « Kirishitan » (キリシタン), ainsi que par « chrétiens », l’édit de TOKUGAWA visait en fait les « catholiques ». C’est d’ailleurs en raison du protestantisme dont se réclamaient les Hollandais que ceux-ci furent les seuls étrangers autorisés, durant toute la période du sakoku ou isolationnisme, à entretenir des relations commerciales avec le Japon.
 
Quelle ne fut pas alors la surprise du père PETITJEAN de voir apparaître dans l’église d’Ōura, le 17 mars 1865 soit moins d’un mois après son inauguration, un petit groupe de femmes japonaises dont Yuri Elisabeth SUGIMOTO (photo de droite) qui s’approche de lui et lui demande où se trouve la statue de la Vierge Marie (photo de gauche). Le prêtre lui indique la place de la statue et à sa grande surprise il voit ces japonaises se mettre à prier l’Ave Maria au pied de cette statue. Yuri Elisabeth SUGIMOTO lui dit alors « nous avons le même cœur (comprendre Foi) que vous » et lui indique qu’il y a beaucoup d’autres personnes comme elles cachées dans les montagnes et dans les îles autour de Nagasaki. Dans son courrier à ses supérieurs relatant cette journée le père PETITJEAN a du mal à cacher sa joie d’avoir pu rencontrer ces chrétiens cachés qui avaient donc réussi à conserver la Foi de génération en génération sans aucun prêtre depuis plus de 200 ans (on estime que les derniers prêtres ont été exterminés du Japon vers 1630/1640). Etant conscient du risque (pour la mission et pour les chrétiens cachés du Japon) de mener une mission trop ouverte, il considère que c’est cependant sa mission d’aller autant que possible auprès de ces communautés dispersées. Il se rend donc en secret, de nuit et se déguisant le plus souvent en vêtements de marchand pour apporter sacrements et catéchèse à toutes ces âmes qui étaient restées assoiffées pendant tant d’années. Il est assez extraordinaire de constater que se réalisait ainsi la prophétie d’un chrétien japonais du 17ème siècle, un homme connu uniquement sous son nom de baptême Bastian, qui lorsque les répressions s’étaient intensifiées, avait encouragé les communautés chrétiennes à garder courage car « dans sept générations les prêtres reviendront et nous pourrons de nouveau prier et chanter des louanges au Seigneur librement ».
Là encore, les MEP nous en apportent le témoignage : « Un compte rendu de 1888 contient un monument de la tradition orale des « séparés » (aussi connus sous le nom de « chrétiens cachés »): la légende de Bastian, ses travaux et les prophéties qui lui sont attribuées. Le missionnaire traduit la prophétie la plus célèbre attribuée à Bastian : « Je vous reconnaîtrai pour miens jusqu’à la septième génération. Après ce temps il sera difficile de se sauver. Mais viendront les confesseurs sur de grands navires et vous pourrez vous confesser toutes les semaines. On chantera partout la doctrine chrétienne.» (Compte rendu pour l’année 1888, AMEP, vol. 571) ».
A noter qu’il subsiste, perdue dans les montagnes au nord de Nagasaki, la cabane où il est dit que Bastian s’était réfugié (photo de gauche). Elle est connue sous le nom anglais de « Bastian Residence » et le nom japonais de Bastian yashikiato et c’est aujourd’hui un lieu important de pèlerinage.
 
Cette situation a pu se prolonger quelques mois avec une bienveillance des autorités locales, jusqu’au moment où un incident a fait basculer la situation vers une nouvelle répression sans merci des chrétiens de Nagasaki. En mars 1867 une famille chrétienne refusa en effet que la mère de famille qui venait de décéder ait des funérailles selon le rite bouddhiste (tous les chrétiens cachés étaient en effet obligés de s’enregistrer dans un temple bouddhiste et de suivre les principaux rites bouddhistes) et célébrèrent des funérailles catholiques.  Le gouverneur de Nagasaki, après avoir adopté une attitude neutre dans un premier temps, ayant reçu des instructions fermes de la part du shogun TOKUGAWA décida alors de lancer une grande opération d’arrestation des chrétiens cachés de Nagasaki et une rafle eut lieu dans le quartier d’Urakami dans des maisons individuelles qui cachaient des chapelles clandestines. Dans un premier temps mis en prison à Nagasaki, les quelques 3392 personnes arrêtées furent finalement déportées dans 22 différents sites à travers le Japon à partir d’avril 1868. Bien que chaque lieu de détention appliqua avec plus ou moins de zèle les consignes gouvernementales, les chrétiens ainsi déportées subirent de nombreuses tortures pour forcer à leur apostasie, et eurent également à souffrir de mal nutrition et du froid. Cette période est connue sous le nom de la « quatrième chute d’Urakami » (car c’était la quatrième fois de l’histoire que le gouvernement essayait d’éradiquer la Foi chrétienne de ce quartier)… mais les chrétiens préfèrent l’appeler pudiquement « le voyage ».
 
Alors même que le gouvernement japonais passait du shogunat TOKUGAWA à l’empereur Meiji, pourquoi ces arrestations et ces déportations n’ont-elles pas été arrêtées ? Rappelons qu’un des fondements du gouvernement Meiji est le retour à la légitimité de l’empereur et à sa lignée divine. Ainsi dès le début de la restauration Meiji, le shintoïsme fut réformé devenant une religion d’état (kokka shintō) et les autres religions étaient bannies. Ainsi, dès le 7 avril 1868 le gouvernement Meiji promulgua cinq principes fondamentaux dont le troisième disait explicitement « interdiction stricte du christianisme et des hérésies » (cette fois, « christianisme » désigne bien l’ensemble des religions du christianisme). On comprend donc bien pourquoi, malgré la joie provisoire d’avoir pu voir des églises et des prêtres revenir au Japon, la restauration Meiji n’apporta absolument pas la liberté de religion que l’on aurait pu espérer et s’avérera même dans un premier temps encore plus stricte étendant l’interdiction à toutes les religions qui n’étaient pas le shintoïsme.
 
Finalement c’est la pression extérieure qui va faire évoluer les choses. Nous savons qu’une des approches du gouvernement Meiji était d’apprendre le plus rapidement possible de l’extérieur et de se faire reconnaître par les nations occidentales en tentant de renégocier les traités de 1858. A cette fin, différentes missions de haut rang furent envoyées à l’étranger. C’est ainsi que de décembre 1871 à septembre 1873 eut lieu la grande « mission Iwakura » (photo de droite), du nom du chef de cette délégation, IWAKURA Tomomi, ayant le titre de ministre plénipotentiaire et accompagné de plusieurs fonctionnaires de haut rang. Depuis 1870 les ambassadeurs (des Etats-Unis, Angleterre, France et Prusse) en poste au Japon n’avaient pas réussi à faire plier le gouvernement Meiji au sujet de la liberté de religion, même si plusieurs fois ils avaient reçu la promesse que le troisième article interdisant le christianisme serait levé. Cependant, au cours de la « mission Iwakura », les principaux gouvernements rencontrés dont le président américain Ulysses S. GRANT (mars 1872), et la reine Victoria, insistèrent lourdement sur le besoin d’assurer la liberté de religion pour pouvoir prétendre faire partie du cercle des nations développées. IWAKURA resta dans un premier temps sourd à ces demandes, d’autant plus qu’il semble avoir joué un rôle non négligeable pour organiser la répression anti-chrétienne. Finalement en janvier et février 1873 il reçoit une nouvelle fois des demandes de la part des gouvernements français et belges. Pour le gouvernement français la position n’était pas facile. En effet le gouvernement français et particulièrement son ambassadeur Léon ROCHES avait plus soutenu le shogun TOKUGAWA ce qui ne lui donnait pas une grande légitimité pour défier le gouvernement Meiji. Même son successeur, Maxime OUTREY, garda profil bas sur ce sujet pour essayer de renouer des liens avec le gouvernement Meiji. Malgré la pression de certains partis politiques pour avoir une attitude plus ferme, sachant en particulier que les prêtres de Missions Etrangères de Paris étaient en première ligne de la tragédie qui touchait les chrétiens japonais, c’est en gardant cette ligne modérée que le ministre des affaires étrangères, Charles de REMUSAT, accueilli IWAKURA et sa délégation le 24 janvier 1873. Il se contenta de déclarer « La manière la plus appropriée pour le Japon de s’attirer la sympathie de l’Europe et de l’Amérique serait que le gouvernement japonais abandonne les erreurs commises jusqu’à ce jour et se montre bienveillant vis-à-vis des chrétiens. ». Même s’il est difficile de faire un lien direct de cause à effet, on ne peut que constater que peu après cette rencontre, IWAKURA envoie un télégramme au Japon en février 1873 demandant au gouvernement d’enlever les affiches indiquant l’interdiction du christianisme, ce qui fut effectif le 24 février 1873. Dans le prolongement de ce début de détente, les quelque trois mille chrétiens déportés furent autorisés à retourner sur Nagasaki à partir du 14 mars 1873. Malgré le fait que plus de 600 d’entre eux étaient décédés sous les tortures et de maladies au cours des six années passées dans ces camps, ce fut une grande joie pour les chrétiens de Nagasaki et les célébrations organisées avec une grande dignité à leur  retour (photo de gauche) engendrèrent de nombreuses nouvelles conversions.
 
Même s’il n’y eut plus de répressions massives anti-chrétiennes depuis cet instant, la liberté religieuse complète ne fut finalement établie qu’à partir de la promulgation de la constitution Meiji de 1889 par son article 28 en particulier.
 
Ce sont donc plus de vingt années qu’il aura fallu au gouvernement Meiji pour qu’il finisse par concéder la liberté de religion, essentiellement sous la pression économico-politique des nations occidentales et au prix de la vie de plus de 600 personnes qui payèrent de leur vie ce dernier pas vers la liberté.
 
 
 
Autres photos: l’Eglise d’Ōura à Nagasaki en 1865 à gauche, de nos jours au centre et intérieur à droite:
 
                    
 
A noter que cette église, autrement appelée « Eglise des Vingt-Six-Martyrs », a été inscrite au Patrimoine Mondial de l’Unesco en 2018 au titre des « Sites chrétiens cachés de la région de Nagasaki ».
 
 
 
(B.J.)